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Le pape n’est pas Charlie




Après l’attentat contre Charlie et à l’occasion du procès des complices de la tuerie, les responsables religieux, musulmans, protestants, juifs ont exprimé leur solidarité sans restriction avec l’hebdomadaire pour défendre la liberté de conscience contre la barbarie. Mais pas les évêques. Pas le pape actuel, qui préfère s’en prendre aux «gens qui provoquent».


Dans une société française qui continue à se séculariser, mais où le recours au religieux se renforce chez les croyants identitaires, la question du blasphème est devenue un enjeu théologico-politique crucial. Elle cristallise des oppositions très violentes. Avec le procès des complices de la tuerie de janvier 2015, qui a fait 12 morts à Charlie Hebdo, et la republication par l’hebdo des douze caricatures du prophète Mohammed, suivie de l’attaque au hachoir à Paris, près d’une centaine de médias écrits et audiovisuels, de l’Obs à l’Opinion, du Figaro à l’Humanité, de TF1 à Radio France, ont lancé un appel vibrant aux citoyens Ensemble défendons la liberté. Ils rappellent qu’en France le délit de blasphème n’existe pas et ils clament leur amour indestructible de la liberté. Cette liberté pour laquelle les journalistes de Charlie ont payé le prix du sang. #DEFENDONSLALIBERTÉ.


Nul corporatisme dans cet appel, juste la mobilisation de ceux qui sont désignés comme des cibles par les terroristes religieux. Le président de la République est lui-même monté au créneau ensanglanté de la liberté de blasphémer :


Il y a en France une liberté de blasphémer qui est attachée à la liberté de conscience, je suis là pour protéger toutes ces libertés, a-t-il assuré le 1er septembre lors d’une conférence de presse à Beyrouth.

Les musulmans en première ligne





Les responsables religieux sont à l’unisson, les musulmans en première ligne. Dans une tribune publiée le 4 septembre par le Figaro, le recteur de la grande mosquée de Paris Hafiz Chems-eddine écrit que la liberté d’expression se fait sans aucun problème. Que Charlie continue d’écrire, de dessiner, d’user de son art et surtout de vivre. Oui ce caricatures m’ont profondément heurté, reconnaît-il, comme ils ont heurté la majorité de mes coreligionnaires. Si je ne suis pas content, je n’achète pas Charlie Hebdo, je ne lis pas Charlie Hebdo, tout simplement.


Tout simplement unanimes, les religions dénoncent sans restriction aucune la haine et la barbarie après l’attentat à Charlie Hebdo. La Fédération protestante de France exprime au nom du protestantisme français sa révolte et condamne cet acte odieux qui touche nos cœurs et nos consciences.


Le Défap (service missionnaire des églises de France) rappelle que vivre ensemble et différents est un combat. Les évêques orthodoxes de France condamnent avec la plus grande fermeté l’attentat ignoble et barbare qui visait des personnes innocentes et une des libertés fondamentales de notre République. Ils appellent les différentes composantes sociopolitiques et religieuses de notre pays à clamer haut et fort l’unité face à la barbarie.


Au nom du judaïsme, le rabbin du Grand Ouest Yoni Krief déclare que les juifs de France sont


horrifiés par ce terrible attentat qui (nous) bouleverse. Tout d’abord, nous avons une pensée émue pour les victimes et leurs familles. Accepter l’autre, c’est accepter qu’il soit, comme faisant partie de notre existence. La tradition juive nous enseigne que le plus beau cadeau qu’on puisse faire à quelqu’un consiste à lui montrer qu’il existe. Comment? Par une parole, une pensée ou même une prière. Le vivre ensemble entre croyants, non croyants est le socle fondateur de la République. En tant que Rabbin et aumônier, je condamne avec force l’idée même que l’on puisse tuer au nom de Dieu. Ceux qui tuent au nom de Dieu des êtres humains commettent un crime contre l’humanité et contre Dieu, car celui qui sauve une vie sauve l’humanité.

La femme-rabbin Delphine Orvilleur va plus loin en insistant en substance sur la concordance entre le judaïsme et l’esprit Charlie, qui consiste à penser contre soi. Plus laconique, le grand rabbin de France Haïm Korsia, n’hésite pas à tweeter #JeSuisCharlie #JeSuisJuif.


Le silence assourdissant des évêques catholiques


Les évêques catholiques font silence après l’attentat de Charlie. Un silence d’autant plus assourdissant que trois mois après les événements de Charlie, la conférence des évêques de France (CEF) exprime sa profonde consternation après l’attentat du Bardo à Tunis, ses pensées et ses prières sont tournées vers les 19 victimes et leurs proches; en novembre suivant, la même CEF s’associe dans un communiqué au deuil national après les attentats du Bataclan, faisant part de sa vive émotion et apportant son soutien aux nombreuses personnes blessées, dans de nombreuses paroisses des messes seront dites, des intentions de prière universelle seront partagées.


Si les évêques français se taisent après la tuerie de Charlie, c’est qu’ils ont entendu le message du pape François et son retentissant MAIS : lors d’une conférence de presse qu’il tenait dans l’avion qui l’emmenait vers les Philippines en janvier 2015, le pontife a en effet estimé que


la liberté d’expression est un droit fondamental, MAIS qu’elle n’autorise pas à insulter la foi d’autrui. Chacun a non seulement la liberté, le droit de dire ce qu’il pense pour aider au bien commun, il est légitime d’user de cette liberté, MAIS, proteste-t-il, sans offenser. Il y a tant de gens qui parlent mal des autres religions, les tournent en dérision, font un jouet de la religion des autres, ce sont des gens qui provoquent.

Pour le pape actuel, les journalistes de Charlie sont donc des provocateurs. Réagissant à cette réaction, dans un article publié le 2 septembre dernier sous le titre Les charognards du 7 janvier 2015, Charlie a rangé le pape parmi le florilège des charognards, aux côtés de Dieudonné, Jean-Marie Le Pen, Tariq Ramadan, le roi de Jordanie…


Disciplinés comme à leur habitude, les évêques français se conforment au message de leur dirigeant. Ils attendront cependant le 1er anniversaire de l’attentat de Charlie pour s’exprimer publiquement à son sujet : Ils font part de leurs regrets, MAIS l’Église le dit, ajoute leur communiqué après quelques bonnes paroles circonstancielles, c’est ensemble que nous arriverons à imaginer l’avenir de notre pays dans le respect de chacun : tout regard suspicieux porté sur les religions blesse les croyants et tend à les exclure de la communauté nationale. Suivez le regard épiscopal porté sur ces regards suspicieux et blessants, ces regards qui excluent, ces regards qui, pour les épiscopes, poussent au crime!


La rhétorique du MAIS absolument condamnée.


Interrogé à l’occasion du procès des complices de Charlie (France Inter le 23 septembre), le ministre de l’Intérieur Gérard Darmanin s’est insurgé contre cette rhétorique du MAIS :


Nous devons absolument condamner tous ceux qui utilisent des MAIS dans leurs phrases pour dire : c’est vrai qu’on peut condamner, MAIS… Non, il n’y a pas de MAIS : on a le droit d’être choqué, mais en France on a le droit de choquer.


C’est la loi, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse et liberté d’expression, qui a aboli le délit de blasphème.


Le blasphème revient en force en nos temps post-modernes : Salman Rushdie avec la fatwa lancée en 1989, de la jeune chrétienne Asia Bibi, condamnée à mort pour avoir blasphémé, Martin Scorsese pour La Dernière tentation du Christ (le cardinal Lustiger m’avait déclaré qu’il comprenait ceux qui avaient mis le feu à une salle de cinéma des Champs-Élysées où était projeté le film), la saga des Pussy Riot, Piss Christ de Serrano. A chaque fois, les blasphémateurs déchaînent les violences religieuses.




Le blasphème est au cœur de la Passion du Christ, invoqué contre Jésus quand il reconnaît être le Fils de Dieu, déféré pour ce motif devant Pilate et condamné à mort (Matthieu 26, 64, Marc 14, 62, Luc 22, 70). Le blasphème justifiera le martyr des premiers chrétiens qui contestent la divinité impériale; il constituera plus tard le motif des condamnations à mort prononcées par les tribunaux de l’Inquisition.


Dans l’Évangile pourtant, le Christ s’abstient constamment de condamner ceux qui parlent mal des religions – et pour cause, lui qui n’a de cesse de dénoncer l’emprise des religieux! Il promet même que quiconque dira une parole contre le Fils de l’homme (c’est-à-dire qui blasphémera) sera pardonné. Seul celui qui aura blasphémé contre le Saint-Esprit ne sera pas pardonné.» (Matthieu 18, 12, Marc 9, 3, Luc 12, 10).


Deux formes de blasphème


Le théologien Martin Dietrich Bonhoeffer distingue dès lors deux formes de blasphème : quand nous nommons Dieu dans un contexte qui le déshonore et abusons de son nom dans le mal. C’est le blasphème des tueurs de Charlie qui prétendent venger le prophète. L’autre forme, prévient Bonhoeffer, est plus dangereuse, car plus difficile à reconnaître.


C’est le mauvais usage du nom de Dieu dans le bien. Il y a abus lorsqu’avec le mot Dieu nous voulons réduire au silence les vrais efforts scientifiques ou artistiques.


Réduire au silence, quitte à user de la force. Après avoir dénoncé ceux qui parlent mal des religions, ces gens qui provoquent, le pape Bergoglio a ajouté : Si un grand ami dit du mal de ma mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing, et c’est normal, c’est normal!, a-t-il tonné à deux reprises. Et bien non, ce n’est pas normal qu’un pape qui annonce l’Évangile de Jésus exprime une telle réaction de soudard, protestions-nous dans Scandales, les défis de l’Église catholique (éditions Empreinte-temps présent). Ne reconnait-on pas dans ces paroles de haine la deuxième forme du blasphème, celle que dénonce Bonhoeffer comme sa forme la plus dangereuse, car commise au nom du bien et de l’Église, la plus difficile à reconnaître, en l’occurrence quand elle sort de la bouche d’un pape?





Christian Delahaye

Théologien et journaliste

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