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Le dernier des Grecs (5ème partie)

Dernière mise à jour : 19 sept. 2020

Alain Mascarou a rédigé, dans un langage poétique, un essai sur l'ouvrage de Bilge Karasu "Au soir d'une longue journée" que nous avons le plaisir de vous offrir au fil de ce blog ...





Raisons de rire, raisons de croire


Si angoissantes que soient les affres de la mort traversées par Andronikos comme par le renardeau sous les yeux de Ioakim, et en général les circonstances affrontées dans les deux «récits byzantins » d’Au Soir d’une longue journée, elles n’en reflètent pas la tonalité exclusive : elles n’empêchent pas que par deux fois ils se surprennent à rire tout seuls, le fugitif trentenaire de L’Île et le promeneur septuagénaire de La Colline, l’un aux éclats, l’autre en silence, et bien plus longuement. Ce rire vient de loin, d’avant Byzance, on le trouve dans le Banquet de Platon, sans pour autant que celui-ci en épuise la signification.


Il faut faire, fonder quelque chose. Mais fonder… Pour fonder, pour trouver la force de fonder…Andronikos rit. Il se laisse encore attirer lui-même par ces enchaînements de rêvasseries, de songeries creuses… Il ne peut servir à rien d’autre qu’à se tromper lui-même, cet homme stérile…

Le rire d’Andronikos, c’est, en solitaire, le rire socratique. Il relance le dialogue avec soi, selon un mode d’auto-maïeutique, puisqu’il est suivi des analyses de sa cause : l’hybris du rêveur. C’est un signe de résilience dans l’épreuve de la solitude, un sursaut de lucidité, qui délivre des délires auxquels sont sujets les anachorètes. Il relève de l’hygiène mentale, il fustige la volonté de puissance, tout en pariant sur la maîtrise de la raison.


Le rire de Ioakim va plus loin. C’est un rire d’humilité, celui de l’abandon à la volonté de Dieu, du renoncement de l’identification à un modèle, le moine sourd dont la rencontre puis l’annonce du décès avait frappé le jeune Ioakim. De plus, ce dépassement par le rire entraîne un dépassement du rire lui-même.


Quoi qu’il en soit, même si c’est une faute, même s’il commet aussi une erreur, même si cela paraît à ses yeux ridicule, même s’il pense que c’est lâche, il faut le faire. Il faut mettre fin à la rumination qu’il a poursuivie pendant cinquante ans.

Ioakim est sur la voie de la déshéroïsation, il ne se contente pas de se divertir de l’outrecuidance qui est la sienne à son (grand) âge d’ignorer toujours la « mesure du temps », il fait fi du respect humain, rejette l’immodestie du rire. Il marque une distance par rapport au culte du rationnel, sans pour autant rien céder de sa capacité d’auto-critique. Lui aussi concilie Athènes et Jérusalem, pour reprendre les termes de Léon Chestov. Tous deux stipulent une religion qui ne soit pas « l’autre de la raison » Comment ne pas s’interroger en effet, sur le rapport des deux moines fugitifs aux sources de la spiritualité byzantine ? Ces intellectuels auraient-ils pu oublier la transmission grecque ? Pour citer Iossip Brodsky, celle-ci était


« une tradition de l’ordre (du cosmos), de la proportion, de l’harmonie (…) — une tradition de la symétrie et de la boucle bouclée, du retour aux sources. »

Et dans cette fuite qui est un retour sur lui-même, c’est tout de même sur sa seule capacité de raisonner que compte Andronikos, ce dernier des Grecs, c’est du côté de l’intellect qu’il se tourne. Il met en acte une poétique de l’abstrait saisi dans son pouvoir spirituel, appréhendé comme force de séparation et de dégagement du principe d’unité : « En partant de zéro, à la force du poignet, de sa tête, de son humanité, ranger des choses les unes derrière les autres, faire quelque chose… ». C’est dans les mots qu’il place son espérance jusqu’à convertir en chance le risque qu’ils ne fassent défaut : « Penser cela, n'est-ce pas faire tourner en vain les roues, les cercles de la pensée ? Néanmoins, les penser, les concevoir comme mots, y puiser de la force… ». C’est prononcer un éloge du logos, au double sens de « discours » et de « raison », faire le pari de la foi dans le verbe —  fonder là-dessus la dignité inaliénable de l’humain, condamner du même coup les détournements du langage qu’il a commis en tant que prêcheur — et se condamner lui-même. Dans sa pratique religieuse antérieure Andronikos a montré les dangers d’un ordre fondé sur le langage, qui peut être facteur d’obscurcissement des consciences, de cette Nuit totalitaire qui sera le sujet du récit de 1985. Il ne s’agit plus pour lui de mots en l’air, mais dans ce retour aux sources littéral — c’est la source mentionnée par un moine dans un ancien livre qui est le premier but de son ascension — d’atteindre au jaillissement du verbe, à celui de l’Être, de retrouver une raison de vivre — et de mourir.  C’est très exactement ici que se décide son destin : Andronikos sera le double martyr du logos et de la foi. Pour lui, qui souhaite rester fidèle à sa vocation de « stérilité », l’île doit être le cadre d’un retour sur lui-même qui ne soit pas répétition mais renouveau. Il a justement choisi un lieu propice par son dénuement, où découvrir la stérilité comme un champ neuf. C’est à  partir de ce désert que la source est à retrouver, loin de la Ville dont les eaux souillées hanteront bien plus tard Ioakim.  L’exploration de l’île dessine en effet un cheminement initiatique, même s’il restera à l’état d’ébauche.


Chemin faisant, le grimpeur s’observait dans l’île :


« Il lui faut accorder [uydurmalı] le pas au battement du cœur, des tempes, au battement du pouls. À la seule, infaillible mesure établie par Dieu en l’homme… Une mesure changeante mais infaillible. »

La formule est singulière : tout en conciliant la raison et un sentiment du divin étranger à toute proclamation de foi et qui se passerait de l’adhésion à un dogme, elle n’est pas sans corriger celle de Protagoras rapportée par Platon dans le Théétète : « L’homme est la mesure de toute chose ». Ce qui fait office de repère, c’est donc un invariant, bien qu’irréductible à un aspect. Un et multiple. La définition articule monde sensible et intellect, le prototype divin — « infaillible » — et l’incarnation humaine — « changeante ». Elle ajuste l’homme au cosmos sous le contrôle de la raison. Il ne s’agit a priori de rien de moins et de rien de plus que d’un processus heuristique. Le suffixe d’obligation malı : il faut, intervient en guise d’impératif catégorique. L’examen de soi qu’il suppose laisse planer la menace de conflits plus intimes, vu l’absence de complaisance avec laquelle le fugitif, dans son vœu de sécession, passe au crible ses expériences et situations antérieures. Le discours intérieur n’a rien ici d’une confusion mentale. Il est l’instrument de l’exigence critique.





Le déroutement comme grâce


Sur ce chemin-là pourtant, le logos n’est pas le seul appui. À cet égard, « freiner des rames », puisque « les eaux s’assombrissent », et donc qu’on approche de l’île, est symbolique. Ce réflexe obéit à « une évidence sue depuis longtemps », il fait appel à un savoir-faire enfoui, comme si l’accostage permettait la résurgence d’une énergie, d’une fluidité disparues. L’immersion dans la grotte, l’aspersion revigorante du corps nu d’Andronikos près de la source, la marche dans le lit creusé par l’écoulement des eaux, sont autant d’indices d’une régénération au cœur de l’aridité, d’un accès aussi immédiat à l’ordre du monde, au cosmos, que l’est sa perception du divin. Elle relève pour lui de l’immanence, la vue d’une cigogne lui évoque la croix. Les mots et les notions, ces preuves en attestent, peuvent être insécables. Dans cette résurrection, ce nouveau baptême, il redécouvre la plénitude d’être. Andronikos va jusqu’à libérer en lui une sensualité et des affects réprimés.


Au cours de son exploration en effet, s’il lui est arrivé de sembler céder à la pente d’une rêverie sensuelle qui le ramènerait à ce qu’il a délibérément quitté, c’était pour y reconnaître, et l’étouffer aussitôt, l’incitation à s’autoriser d’une évidence qui se passe de justification :


Le vent est agréable. Comme une main douce sur son visage, son cou. Comme des mains douces, blanches, au duvet châtain clair. Il ne doit jamais penser à de telles choses. Quand de telles choses lui effleurent l’esprit, elles doivent être chassées, pourchassées.

Et certes l’intensité, l’insistance, la précision de l’entre-vision ne sollicitent pas moins le lecteur que l’étendue d’horizon et l’intimité de l’expérience qu’elle révèle, sans que la connotation érotique du passage monopolise un art du montré-caché qui est la marque de Karasu dont, répétons-le, l’efficacité d’écriture est liée à sa force de rétention.Or il en va tout autrement plus tard, au moment de l’endormissement sur le rivage :


Les cailloux qu’il étreint dans ses paumes, il les serre à s’en faire mal. Il ressent la douleur des os de ses hanches sur les cailloux. Il pense à Ioakim.

Ces derniers mots de « L’Île » marquent-ils un renversement dont aurait conscience Andronikos, sa défaite, ou sa victoire ? Indiquent-ils un rapport plus juste à soi, à son désir, fondé sur une conscience du divin distincte de l’appartenance à telle confession ? Il a l’intuition d’une autre dimension rendue possible, entre l’homme et Dieu. Pour désigner la divinité, Karasu n’utilise pas d’autre nom que le turc Tanrı, terme générique pour Dieu, quivient du mongol Tengri, le Dieu-Ciel. Cette distance vis-à-vis de la religion, Yunus Emre (1248-1320) pouvait la formuler plus tard, Yunus dont on sait que la pureté de sa langue lui valut d’être redécouvert à partir de la réforme kémaliste :


Bu ne küfürdür/imandan içeri ? Quelle est cette incroyance/plus intérieure que la foi ?

À partir de là aurait été peut-être vivable, au-delà des querelles religieuses, une unité sans faille entre le corps et l’esprit, la pression du monde sensible et l’engagement du témoin de la foi.


"La seule voie qui mène à Dieu passe par l’amour " Tanrıya giden tek yol aşktan geçer, "manger boire habiller dormir l’amour d’une seule personne offrir à Dieu en guise de reconnaissance mon intériorité" [içyükümü],

profère avec un lyrisme assumé Müşfik dans l’un des derniers récits de La Mort était en Troie. La mutation, quasi mystique, de la passion transcende le désir en don et en sacrifice. Elle est mue par un volontarisme du sentiment. Au-delà de l’âpreté des rivalités amoureuses, qui éveillent aussi en Müşfik le souvenir de Judas sacrifiant son Maître à l’exclusivité de sa passion, le cheminement affectif et mental du jeune adulte se conclut sur le partage et la dépossession réciproque, il postule l’harmonie du désir et de la foi. Cet aboutissement spirituel marquera en effet le terme d’une quête amoureuse à deux, l’accomplissement d’un contrat, comme l’affirmera Talha, l’amant de Müşfik :


Et nous deux avons trouvé refuge en Dieu. Tanrıya sığındık ikimiz de.

La Mort était en Troie est certes d’une tonalité bien moins tragique qu’Au Soir d’une longue journée ; l’œuvre est centrée sur une quête du désir de plus en plus spiritualisée. Elle vise à l’atteinte d’une harmonie malgré l’âpreté du combat amoureux. Elle s’ouvre de plus en plus sereinement sur la dimension intérieure et l’altérité, quitte à verser dans l’utopie sentimentale. Ce « livre de récits » est publié en 1963, l’année voyageuse où Bilge Karasu écrit « L’Île » — au demeurant, l’année où il fait paraître également la traduction de l’étrange nouvelle de D.-H. Lawrence qui lui vaudra d’être distingué par l’Institut de Langue Turque. Dans The Man Who Died, D.-H. Lawrenceimagine le Ressuscité tel un homme qui ne renaît à lui, ne s’accomplit vraiment qu’initié à l’amour physique par une prêtresse d’Isis.


Certes, le rapprochement entre des textes, même voisins dans leur composition, ne fait pas forcément sens, d’autant qu’il s’agit ici d’univers fort différents, au point que la signification du même mot peut varier d’un texte à l’autre : c’est ainsi que aşk est le plus souvent d’un emploi plus large dans La Mort était en Troie que dans « La Colline ». Et encore une fois il serait mutilant pour l’œuvre de la réduire à une explication. Mais tout autant, d’en cloisonner les productions en les coupant des échos et reflets qu’elles renvoient entre elles. Sans compter que le mode d’écriture de La Mort était en Troie et d’Au Soir d’une longue journée, recueils qui articulent des récits à la manière de panneaux d’un retable, invite aux recoupements internes, comme à l’hypothèse d’emprunter à un autre recueil une passerelle pour pallier les ellipses de la narration, tout en s’interdisant une vision unitaire. Pour un tel auteur, familier des « jardins aux sentiers qui bifurquent », ne peut-on d’ailleurs élargir à d’autres de ses textes, bien postérieurs, l’élucidation des premières œuvres ? Dans Un automne de six mois, dont le cheminement de l’interprétation est l’axe principal, Karasu lui-même en donne l’exemple, en reprenant à plusieurs années de distance, à travers les représentations de la Cène, l’interrogation sur l’énigme de Judas déjà formulée dans « Le goût de racine amère de la pluie », et dont nous avons vu qu’elle était aussi à l’arrière-plan d’Au Soir d’une longue journée. Mais cette fois c’est pour écarter l’ombre de Judas, et diriger la lumière sur « la relation entre le petit Jean et son Maître… ».


Le rappel de « l’infaillible mesure » se proposerait alors à Andronikos, comme une brèche du côté de l’invisible (l’amour, qui prend la forme matérielle d’un absent), sans qu’il en ait « trouvé le nom » — nom qu’il a longtemps gaspillé en monnaie sacerdotale. Dans son désir physique et moral de s’élever, tout en retournant à une fondation de soi, il lui faut éprouver, du moins pour un moment, cette étrangeté « quiète », utopique, à l’opposé de « l’inquiétante étrangeté », dystopique, de La Nuit. C’est un autre versant de l’expérience de la « désorientation » ou déroutement (yadırgama) chez Karasu, cet estrangement sans lequel Müşfik n’aurait pas été conscient d’aimer, n’aurait pu avoir l’intuition d’un amour « délivré de la mort, ayant trouvé l’unicité de deux contre tout ». Amour axé sur la personne, jusqu’à s’absorber en l’autre, et par là accéder au divin. À mettre en rapport avec le rapport maître-esclave, voire maître-apprenti ? Oui, mais pour souligner qu’ici nous en sommes exactement à l’opposé. Si, comme nous l’avons vu,Karasu emploie aşk pour désigner l’extrême du rapport maître-esclave fondé sur le mensonge, amour qui peut être meurtrier, c’est une perversion du rapport à Dieu, c’en est le versant maudit. Le rapport serait vrai dans le cadre d’une relation amoureuse vécue comme un apprentissage de l’altérité — dans le conte de l’acrobate, le maître-dieu refuse l’altérité de l’apprenti-fidèle, ce qui conduit celui-ci au suicide. Et peut-on soutenir que ce même refus reconduise Andronikos à son couvent ?


Comme l’amour
Délicat réseau de limites,
Jaillissement, respect d’autrui,
La liberté […]

Le versant que finit par gravir Andronikos ne l’éloigne pas de la grâce du détournement. C’est le chemin qu’empruntent les compagnons de Ioakim épris de la beauté du renard, une fois perdu de vue le trop familier repère de l’amour possessif — d’un dieu jaloux ; c’est celui de la conversion de Müşfik à l’amour :


Je cherchais mais je n’étais pas prêt à trouver comme je n’étais pas prêt à trouver en toi, à te trouver. Je cherchais seulement, peut-être ne savais-je pas parfaitement ce que je cherchais, je le devinais juste. Mais je l’ai trouvé en toi. J’ai su que je l’avais trouvé mais je me suis senti désorienté, ce n’est pas une mauvaise chose de se sentir comme désorienté, comme la désorientation d’une personne qui par temps couvert lève la tête sur un sommet en voyant un bleu pur limpide, sa désorientation en apercevant au milieu de l’immensité bleue un seul beau nuage, comme la désorientation de la beauté du bleu. Si j’avais été prêt je n’aurais pas été désorienté. La joie venant après cette désorientation a tout dénoué…. (Le goût de racine amère de la pluie).


Pour Andronikos, cela s’est ramené à éprouver loin de Ioakim ce moment douloureux et désirant d’un corps à corps avec l’île, lequel n’avait cessé depuis son accostage, pour reprendre un contact avec les « infimes réalités » physiques, physiologiques, qui ne sont pas les moins prometteuses à l’esprit et au cœur. Il leur ajuste ses exigences éthiques, sa soif d’absolu, les unes et les autres se dosant, s’accentuant, jusqu’à confondre leurs limites. Au bord du sommeil, Andronikos finit par s’avouer son désir. Expérience double, où il s’aperçoit que la loi monastique, tout en réfrénant le désir, le tolérait. Rappelons-le : à l’affection de ces deux hommes, quelque nom qu’on lui donne, aucun interdit ne s’oppose dans le cadre moral et social qui est le leur. En conséquence, on pourrait dire que la trajectoire d’Andronikos est inverse de celle de Müşfik. Alors que celui-là va d’une passion sensuelle pour un être à un attachement impersonnel, proche de l’amour divin, le chaste Andronikos ose le chemin vers l’incarnation. Ce qu’il réalise, dans cette étreinte avec le sol de l’île, c’est l’instant de cristallisation de la foi et du désir, l’aspiration « à posséder la vérité dans une âme et un corps » (Une Saison en Enfer). Ainsi annonce-t-il le mouvement de conversion qu’il accomplira dans la prison en offrant sa mort à Ioakim, son prochain.


Andronikos n’a donc pas eu à choisir entre désir et injonction morale. Il vivra l’altérité autrement que Müşfik. S’il retourne au couvent, c’est pour éprouver sa foi sans se séparer de Ioakim, s’abandonner à la volonté de son cadet — renoncement à soi s’il en est —, s’en remettre à lui pour décider s’il doit ou non hâter sa fin. En quelque sorte, se donner à lui. Nous avons vu dans quelles extrêmes conditions.


Pour atteindre la « mesure » il y aurait donc une autre voie, non pas conquise, mais spontanée, qui passe par l’abandon à une sensation. Ici encore, on en reviendra à une de ces digressions-carrefours de « La Colline », plaques tournantes qui relancent la lecture en d’autres directions et à divers niveaux. Avant même sa réflexion sur la relation maître-esclave, Ioakim, qui se veut l’herméneute de son aîné, a rapporté un conte à la manière des apologues orientaux, conte auquel sa méditation sur le destin d’Andronikos le ramènera, tel le motif dans le tapis. La question posée est celle de l’œuvre, mais les thèmes du récit sont si imbriqués que Ioakim va la ramener à celle de la « mesure » et de son propre rapport au Créateur.

Beauté de l’erreur


Beauté de l’erreur


Le drame de l’architecte, le héros de l’apologue oriental, est d’avoir accepté d’édifier un palais dont la construction se plie à une double consigne : l’une, touchant sa finalité, que chacun s’y reconnaisse comme chez soi, l’autre, formelle, qu’à un seul endroit deux pierres de même couleur se touchent. Or dans son obsession, l’architecte sacrifie la première condition à la seconde, qu’il n’observe pas davantage. Il consacre ses jours à sa tâche et se condamne à la stérilité. Ioakim finit par laisser penser que d’une part, même s’il eût satisfait à la seconde consigne, l’architecte eût gâché sa vie, et que d’autre part, ayant échoué, s’il avait eu encore la force de reconsidérer son œuvre défaillante, et le désastre final, il aurait pu y trouver « une beauté de l’erreur, de l’œuvre qui se trompe ». Pourquoi cette incompréhension de son échec ? Parce que dans les deux cas, que l’architecte réussisse ou meure en désespéré, il pèche à son tour par démesure1, folie des grandeurs, ayant voulu « être un homme irréprochable, impeccable, incapable de se tromper ». Ainsi meurt-il pour avoir pris pour catégoriques, y astreignant sa vie, les consignes issues d’un impératif hypothétique, dont il s’est fait aveuglément l’otage. Prisonnier de la parole donnée, sinon d’une faute de logique (si l’on peut dire, en guise de clin d’œil à une matière que par la suite Bilge Karasu enseignerait à l’université), en tout cas d’une totale méconnaissance de la réalité. De même, les moines réfugiés en Cappadoce par pur fanatisme, et que Ioakim s’est refusé à suivre, s’obstinent-ils dans une résistance sans postérité. Et n’est-ce pas un même combat sans issue qui a d’abord pu tenter Andronikos dans sa fuite stérile délibérément ? Il se montre trop soucieux d’honneur et sa blessure est trop récente pour explorer d’emblée cet espace entre l’homme et Dieu rendu disponible par la crise iconoclaste — espace où vivre son amour, qu’il entrevoit pourtant à la fin de sa journée dans l’île ? Ioakim à l’inverse va y conquérir sa liberté, ce que les tergiversations temporelles de l’Église ne pouvaient que faciliter, et même encourager.


Au fond, la seule qualité que Ioakim, l’exilé de Rome, se reconnaisse, c’est « confronté à la manifestation d’humilité attendue de l’homme au niveau de l’exigence divine », d’assumer le désir de « pouvoir en tant qu’homme, au niveau de l’homme, dans la mesure de l’homme, être un homme bon, accompli », tout en reconnaissant que « même s’il fait une erreur il faut lui réserver une part honorable ». Il s’en dégage une relation pragmatique entre le divin et l’humain qui permette l’alliance du spirituel et du rationnel, tout en admettant l’imperfection de l’homme. Selon un oxymore que formulera pour lui-même Ioakim, comme s’il était aussi la chambre d’écho de la conscience de son aîné :


« Voilà la victoire d’une défaite qui ne charriera pas la moindre miette d’héroïsme. »


« La désorientation de la beauté du bleu »




Peinture d'une vierge portant l'enfant datant d'environ 1445
Vierge à l’enfant - Fra Angelico - Vers 1445

Mais pour en retourner à la foi, et aux images, à la voie de la rencontre entre le croyant et Dieu, l’angle de la « mesure » permet aussi d’envisager autrement la question de la représentation et de la présence du sacré. Comme si le drame historique et ses implications théologiques et inter-religieuses occultait l’essentiel : une expérience où la saisie d’un rapport harmonieux conduit au pressentiment du divin. Pour Andronikos elle a pu se produire en dehors de tous les murs, intérieurs et extérieurs, sous les espèces d’une révélation bouleversante, de nature fusionnelle. C’est la voie non de l’esthétisme, mais d’un accord entre l’art et la grâce. Elle concilie conduite morale et émotion charnelle, vision divine et dignité humaine, sens de la beauté et présence du monde. Et c’est, au détour du chemin pour le fugitif, la rencontre inopinée :


« La mer. La mer bleue, vaste, étale, scintillante. La mer, sa lointaine rumeur, son frémissement. Bleue. D’un bleu clair [acık], sans rose, ni vert, ni or, plus intense que la couleur du manteau que l’on voit sur le dos de la Vierge dans les images [resim], se suffisant à lui-même, rejetant, écartant tout. ».

Un ravissement jubilatoire, impersonnel. La couleur du manteau de la Vierge est voisine de celle de la mer. Le « bleu », naturel et surnaturel, fait vibrer dans la conscience mâle et filiale d’Andronikos une valeur féminine, voire maternelle, d’autant plus précieuse que c’est sa seule apparition dans le livre, avec l’évocation par Ioakim des mères qui veillent leurs enfants victimes des fièvres près des marais au pied de l’Aventin (le chant funèbre de l’ağıt en rapport avec la « couleur chaude » de la mort). Cet ébranlement affectif, qui révèle une complexité nouvelle dans la personne d’Andronikos, a partie liée avec le saisissement provoqué par la couleur qui happe l’œil, il implique certes le sens esthétique, mais tout en maintenant à l’arrière-plan le sacré. Sur cette distinction le concile de Nicée (787) établira le dogme de la vénération des images : « Car les choses qui s’indiquent l’une l’autre, sans aucun doute se signifient l’une par l’autre. ». L’association triple effectuée par Andronikos comprend l’élément marin, la référence à la peinture d’icônes, et la représentation de la mère du Christ (Ironie du sort, c’est dans le monastère placé sous l’invocation de Marie Protectrice qu’Andronikos sera torturé à mort.) Ainsi le fugitif est-il le bénéficiaire involontaire d’un déchirement des apparences, de l’ordre du sublime.


D’un trouble semblable le gratifie, vers la fin de « L’Île », le spectacle tout aussi inopiné de la migration des cigognes. Tout va alors comme si, par anticipation dans le texte, se trouvaient réalisées les deux consignes auxquelles n’a pas su se plier l’architecte mort, l’appel à une mémoire commune et la perfection formelle. Il ne s’agit pas cette fois d’un saisissement, mais d’un événement découvert et suivi sur toute sa durée par Andronikos : « Il n’éprouve pas d’enthousiasme, il ne rit pas, loin de la peine et de la joie, il n’interprète pas… Il est seulement dans l’admiration. » Apparition qui semblerait fortuite, sauf qu’elle en appelle à une émotion unanime, à un tréfonds immémorial. Elle est à la fois atteinte bouleversante, et détente de tout l’être. Chacun s’y reconnaît, y projette ses vœux, ses nostalgies, son histoire, et si Andronikos y lit une allusion à sa propre migration, il ne s’y attarde pas : l’essentiel est, paradoxalement, qu’il se découvre, à sa place d’homme, en son lieu. Il n’est plus en terre inconnue, il s’invente une assise nouvelle, par la confirmation de son adhésion à un cycle naturel. Déjà sensible à l’éco-système des pins, il participe à un rythme cosmique, à une mesure au sens musical (ölçü a aussi cette signification), à une beauté des Nombres. Alors qu’il avait noté la silhouette disgracieuse de la première d’entre elles, des termes d’art lui viennent pour décrire le vol des cigognes, qui tire sa perfection de l’ensemble : « arc, arche », déployés de la terre au ciel. Une architecture éphémère, de l’ordre du miracle, qui troue, illumine de son évidence l’écran des certitudes… De cette faveur prend conscience Andronikos :


En esprit maintenant il essaie de laver, purifier, garder intactes les images [imgeler], de ne pas se soucier de les orner, de les parer.

Le passage des cigognes, la perfection de son ordonnancement, ne serait-il pas un modèle de l’œuvre artistique ou littéraire, n’esquisse-t-il pas l’orbe fugitive d’une phrase, de cette phrase à l’achèvement de laquelle médite Ioakim, la phrase de sa vie ?


Cet événement pourrait se situer en tout cas à la charnière de l’échec de l’architecte du conte oriental, dont il est le contre-exemple, et de l’aventure de l’exilé de Rome. D’une part, celui-ci va renvoyer un autre écho au conte et au saisissement d’Andronikos à la vue de la mer, d’autre part il va reprendre à sa façon le thème de l’image.


Tel l’équivalent de cet accord entre « deux pierres de même couleur » que sa vie durant aura cherché en vain l’architecte, résonne presque à la manière d’un camaïeu, entre la montée à l’île et celle de l’Aventin, l’apparition d’un autre bleu lié à la mer. C’est une vision tout aussi violente, une illumination, pourrait-on dire, au sens rimbaldien de décalcomanie, quasi une hallucination, celle de Byzance depuis son acropole :


« Au lieu du Palatin, une mer tirant sur le bleu marine [lâcivert]
Cette image obstinée [imge inatçı]. Bleu, mais son être, ses yeux réclament une de ces nuances de bleu qu’utilisent les peintres ; il y a en lui quelque chose qui crie, qui clame le désir d’un bleu [mavi isteyen]. Entre les trois parties d’une ville divisée en trois, une mer en trois parties ».

C’est semble-t-il le même transport, la même pulsion irrépressible, aiguë, dynamisée cette fois par la rêverie, qui retient à quelques nuances près des ingrédients présents dans le saisissement d’Andronikos : l’élément marin, le sens esthétique du peintre d’icônes, avec ici le rappel de la ville natale de l’exilé comme substitut maternel. Byzance est désignée par la stylisation graphique du site où elle s’est établie, où l’on retrouve le motif du triskèle, associé cette fois à l’idée d’unité vivante en trois parties — figuration de la Trinité, thème traditionnel des icônes ? référence à la signification archaïque du motif des « trois jambes », qui renverrait à la course du soleil et soulignerait la continuité des deux premiers récits, d’un lever du jour à un autre ? De toute manière le sensible (la couleur) fraie à nouveau le passage de l’affect (la mère) à la représentation du sacré (l’icône).


Mais alors qu’Andronikos, comblé pour le plaisir immédiat de la vue, libido videndi, jouit d’une adhésion totale, sans médiation autre que celle d’un regard sensibilisé à l’image, le cadet, lui, met au premier plan le désir du geste artistique. Non pas le bleu clair, absolu, d’Andronikos, mais un bleu foncé, répertorié, la composante d’un nuancier, l’affirmation d’une volonté d’œuvre, parmi d’autres volontés. Non pas l’être mais le faire — dans sa noblesse et les limites de la perfection humaine —, qui l’engage sur un autre plan que celui des essences, de l’éternel et du sacrificiel. Il a trop pour cela le sens de la caducité — des valeurs et des œuvres. Si Ioakim n’adhère pas au système de pensée immuable de son aîné, c’est qu’il a peut-être conscience de l’impermanence : il a du temps un sentiment individuel. Et si l’on s’en rapporte à l’apologie des images, l’un comme l’autre s’en écartent, dans des directions opposées.


Selon les défenseurs des images, comme Jean Damascius, qui s’appuie sur le mystère de l’Incarnation, d’une humanité de Jésus, de son passage terrestre, le visible renvoie à l’inapparent : l’image, dans sa fragilité, est liée au souvenir de la présence divine, elle ne peut absolument pas en tenir lieu. Elle est inséparable d’un ici et d’un maintenant désertés — mémoriels.


Andronikos, qui est davantage poète, et tenant, lui, d’une Présence dans l’image, exclut cette séparation. Pour lui les instants privilégiés sont détachés de toute chronologie, ils inscrivent une ligne intemporelle. Une plénitude lui est offerte où fusionnent passé et présent. Le sentiment du moi, et de l’autre, se dissout, s’abîme dans la conscience du monde. Il accède à l’Être. Plus d’attente, ni de manque, mais, amenés toujours par un élément porteur d’une si lointaine mémoire, qu’il s’agisse de la mer ou d’une migration d’oiseaux, la convergence immédiate des temps et des lieux, une épiphanie, une coïncidence totalisante entre désir et présence désirée, l’accomplissement comme hors du temps de ce retour aux sources qu’évoquait Brodsky.


Pour Ioakim qui a avant tout l’étoffe d’un prosateur, sinon d’un romancier, il en va différemment. Mais même s’il semblerait que pour lui il n’y ait d’accomplissement que dans la prise de conscience de la finitude, celle-ci souffre quelques interruptions. L’expression la plus significative de ce suspens se trouve sans doute dans son attention amoureuse, captée par le retour d’Andronikos. Elle est tellement recueillie sur la sensation de la proximité du fugitif, qu’elle agrandit et ralentit la scène dans l’infini du temps et de l’espace pour atteindre à une sorte d’extase :


« Restant seul, près du puits, au milieu du jardin, de la cour, de la ville, de la mer, du monde, tout au milieu, il voit qu’Andronikos s’approche sans cependant marcher vers lui, vient comme si c’était une barque glissant sur les eaux, il se souvient. »

La phrase s’achève en point d’orgue, comme pour conjurer le pressentiment de la catastrophe en marche — la condamnation d’Andronikos — et lui opposer une autre vérité, celle de la mesure, au sens musical toujours, qui rejoint l’ordre du discours. L’« ombre de plénitude » portée par le rythme, met en continuité le jouvenceau et le vieillard qui songe, l’évènement et sa trace, entraînés par les nombres dans la même gravitation.


Entre la présence et le deuil


Il n’y aurait pas d’irréversible lié à la mort, comme a cru y achopper Ioakim. Cette fois la réparation ne vient pas de son remords, mais du sentiment de la mort même. Il est un des leviers de l’œuvre. Sa fonction se précise d’un récit à l’autre.


Nous sommes « au soir d’une longue journée », et Troyada Ölüm Vardı, le premier titre de Karasu tel qu’il le traduisait en français était : La Mort était en Troie. Et non pas : à Troie. Ce qui peut signifier : la mort nous suit, comme elle nous a précédés, son ombre planait déjà sur la jeunesse du monde et le désir, et puis : nous sommes dans l’intimité de la mort, elle a pénétré dans nos murs, avec son cheval. D’ailleurs celle d’Andronikos était présagée par l’allusion au Crucifié au commencement de L’Île. De même,au début de La Colline la mention de la mort du vieux moine préfigure celle de Ioakim. La référence à la mort, se dédoublant, participe à la construction du texte. Sa prescience met la narration en relief. Elle est le fil rouge du récit, voire le protagoniste, elle est au cœur du principe d’unité.


On peut comprendre aussi, si l’on revient cette fois au temps verbal de l’énoncé « La mort était en Troie » : la mort est derrière nous, nous l’avons dépassée, nous nous en sommes affranchis. Commencée à la fin de l’été, la « longue journée » s’achève au printemps — un printemps d’ailleurs double, celui du verdissement, puis du re-verdissement — de la résurrection. Et en ce sens également, la mort coopère. La pensée de la mort fouaille les consciences, sa présence ravine le paysage, mais la mort est promesse. Que peut-on faire avec ? La conceptualiser, à l’exemple d’Andronikos, c’est-à-dire l’écarter comme indésirable, tout en lui reconnaissant « sa part » active, et donc pouvoir l’affronter, sinon la seconder, car loin d’appauvrir la vision des choses, la mort l’exalte. Ioakim en élargit plus encore le champ d’action. Il a fait de la mort son alliée. Il n’a cessé pour la circonscrire d’en parcourir dans sa pensée les cercles, qui se recoupent : mort sereine du vieux moine, mort désespérée de l’architecte, agonie héroïque d’Andronikos, déclin des empires, assassinat du petit renard, attente de sa propre fin. Il ne la précipite, ni ne la redoute. Elle devient un ferment spirituel. Elle est la pierre de touche de son action, comme de celle des autres : il renonce à décider de l’exemplarité de celle d’Andronikos, martyr de son sens de l’honneur — d’une cause perdue, donc, sans plus de portée idéologique que son œuvre à lui, la coupole qu’il a ornée (sur ce plan-là aussi Ioakim atteint au renoncement, ce qu’il concrétise en laissant à ses ouailles — sa « famille » — le choix de rejoindre ou non l’Église de Rome). Ce faisant, il conquiert sa sérénité. Il magnifie l’ouvrage de la mort, son pouvoir de métamorphose, au travers du monde sensible, de la langue et de l’écriture. Il s’agit cette fois moins de mort factuelle que d’indices, dans les couleurs, les humeurs, sur les visages, dans les arbres, les marbres, les ciels ; moins d’indices que de désignations prématurées, « noircissures », « moisissures ».



Reproduction d'une peinture de Basquiat sur la mort
Basquiat - "Profit I" -


Voir même les prémices de l’altération fatale suscite un désir tel que celui-ci peut suffire, comme celui de la « couleur chaude de Rome » annonciatrice de déclin ; il comble tellement, que Ioakim se retient parfois de s’y livrer. L’attention à la mort aiguise les sensations, les nuance, jusqu’à rendre la phase létale concrète, lui conférer matérialité, rythme — et signification autre que celle d’une fin. Elle importe moins que l’approche du point entre stabilité et instabilité, le stade du « moment d’atteinte de l’équilibre » — ölçülülük, la mesure, toujours. Il n’est plus question de saisissement, mais de ressaisissement, passée l’acmé de la vie, quand le bouleversement ne vient plus d’une perfection infrangible, que la beauté se trouve à l’inverse au plus proche de la mort, dans l’acceptation sereine de la perte. L’attente du vacillement rend l’expression de plus en plus assurée, la période s’affermit comme si l’arche de la phrase bâtissait, anticipait, son propre tombeau :


« Ni la bouche ni le mur n’ont d’importance. Sans importance aussi la mer, l’éloignement de ces trois bras de mer.
L’important, cette lumière ; entre le jour et la nuit, entre un aujourd’hui encore glissant et un hier invariable, dans un équilibre entre la vie et la mort, restant en suspens, ballante, cette lumière qui va perdre son équilibre à l’instant où il pense encore à cela, commencera — a commencé — à glisser vers la nuit, hier, la mort, cette lumière précieuse. »

En cet écart qui se réduit entre la présence et le deuil, tout en les rendant simultanés dans la phrase, ne peut-il se loger une éthique de l’écriture ? Ce qui se manifeste ainsi, dans le devancement, par les mots, de la réalité sur sa prise de conscience, ce pourrait être la revendication d’un pouvoir autonome. Une esthétique et une éthique de la mesure, qui s’affranchit de la censure en nous de la mort ? Elle arc-boute la période dont le point culminant ouvre un espace de paix d’autant plus précieux qu’il anticipe son terme, et le relativise ; ainsi l’inscrit-elle dans la partition unique et le cycle général. D’où ces phrases qui dans un tournoiement de plus en plus accéléré fusionnent lieux, époques, couleurs dans la vibration blanche d’un présent, et la fastueuse image finale de « La Colline », qui soude le passage d’un crépuscule à l’autre, du pourpre de la nuit commençante à celui du point du jour et lui confère l’inattendu d’un miracle. De sorte que le « soir d’une longue journée » échappe à la mélancolie.


Ce que peut un geste artistique, changer le signe de la mort, telle la coupole de Ioakim « dans un rayonnement immobile, créant le sens de la patrie qui grandit », il arrive que l’événement politique l’accomplisse. Alors que c’est dans la solitude, dans le cadre d’une île désertée ou sur une terre d’exil que les deux moines ont l’intuition d’un dépassement du fatalisme historique, c’est dans le cours même d’une action collective que le renversement se produit. Et c’est sans doute le dernier récit, « Les Mûriers », qui en marque le mieux la force de retournement. Au bout du chemin habituel de la poste, l’œil alerté du passant qui a assisté à la dévoration des feuillages par les chenilles capte l’« incroyable » spectacle — le reverdissement des mûriers. Or ce renouveau est la métonymie d’une réversibilité inouïe de l’Histoire, d’un héroïsme non plus aristocratique et dépassé comme celui d’Andronikos : celui du soulèvement populaire de mai 1960, de « ceux qui chantaient » en écho aux paroles d’une ancienne marche ottomane, Plevne Marşı, où par patriotisme le Danube cessait de couler. Autant de raccords possibles de la déchirure du monde, de paris sur l’imprévisible qui mettent au défi la raison des faits. Ainsi de l’interprétation d’une chanson, celle de Giovinezza, qui atténue la désillusion des amours de Giulia tout en lui rendant le souvenir de sa propre jeunesse. À l’instigation de son jeune élève, le narrateur enfant, l’exilée se réapproprie l’hymne mussolinien : « pourquoi ne jouerais-je pas cette chanson parce que les fascistes la chantaient ? » Elle paraphe la défaite de la mort présente dans le scorpion qui attend au-dessus de la corbeille à pain au début des « Mûriers », annonçant un surnom du dictateur, « il scorpionista », lequel n’échappera pas non plus à la défaite.


Le curseur de la mesure n’est pas mis du côté des illuminations, ici, mais de celui des « infimes réalités » qui font basculer la « personnalité empirique » vers la vie immédiate, la révélation d’une foi qui ne doit plus rien au dogme, se passe d’héroïsme, dont le sacrifice n’est plus le témoignage nécessaire : « Je retire ma main du tronc de l’arbre. Je regarde encore une fois les feuilles. Pour y croire. Il faut y croire. » Leur co-présence renforce la signification particulière de chacun des faits, de nature aussi distincte qu’un phénomène organique et un acte spirituel ; elle ne se ramène pas à une relation métaphorique qui réduirait l’un ou l’autre à une fonction illustrative. Mieux, l’absence de liaison grammaticale entre les énoncés met l’accent sur le transfert entre le miracle végétal et le pari fidéiste, au prix d’un nouveau paradoxe : la raison de l’âme. De plus, c’est le narrateur qui intervient, tel le peintre dans le miroir. Dont le reflet balaie ainsi toute la scène de « la longue journée », et renvoie moins aux déchirements d’Andronikos qu’au renouveau de sa vigueur près de la source, une fois passée l’épreuve de la stérilité. Réflexion en dépit de l’Histoire, élan de vérité, évidence du sens, de sa visibilité. À propos de la seconde feuillaison des mûriers, Bilge Karasu confiait, un quart de siècle plus tard : « Le reverdissement a réellement eu lieu ! Et voilà ! J’ai assisté au miracle. »


Au-delà, la réaction de Ioakim devant la mort va dans le sens de l’attitude de Giulia inversant en chant d’amour l’hymne fasciste. Face à la pression des circonstances, tous deux dévoilent un sens paradoxal de l’intransigeance qu’ils semblent avoir en commun avec l’auteur : la même aptitude à l’intelligence de la situation n’expliquerait-elle pas le rapport de Bilge Karasu à la réforme de la langue turque ? Il saisit l’occasion d’une consigne officielle pour exploiter ses atouts linguistiques et stimuler son imagination verbale. Andronikos, lui, manifeste sa loyauté à un ordre menacé jusque dans la désobéissance. Ce faisant, il censure le pouvoir par sa mort, seule issue qu’il ait trouvée pour ne pas survivre à la fin de son monde. Ioakim ne serait-il pas à l’inverse un homme de l’intransigeance dans la rupture, lui qui se soustrait à l’autorité d’une Église versatile, au moment où, ironie de l’Histoire, elle réhabilite la vénération des images à laquelle par fidélité il a voué sa vie errante ? Mais ne retrouverait-on pas la même indépendance d’esprit vis-à-vis des bouleversements politiques chez l’auteur d’Au Soir d’une longue journée?






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