Psychothérapie
et soutien spirituel
La réflexion de Jung sur le Christianisme touche aussi le domaine de la théologie pratique, dans la mesure où les prêtres et les pasteurs sont amenés à un ministère de l’écoute et du soutien spirituel.
Jehan Calvin le reconnaissait déjà :

« Qu’un chacun fidèle, quand il se sentira en telle perplexité de conscience qu’il ne se pourra aider sans aide d’autruy, aye cette considération de ne point négliger le remède qui lui est offert de Dieu : c’est que pour se soulager et se délivrer de scrupule, il se confesse particulièrement à son pasteur et reçoive consolation de lui. ».
Jehan Calvin, Institution de la religion chrétienne, 3, chap 4, § 12.
La fonction pastorale garde-t-elle de nos jours ce caractère de « ministère de la consolation » ? Peut-on aujourd’hui encore parler de «cure d’âme» ?
Le mot cure évoque vraiment une fonction de soin et de réparation, et le mot âme celui d’une relation avec la profondeur. Etymologiquement, psychothérapie et cure d’âme correspondent aux mêmes mots en grec et en latin, psychè en grec désignant l’âme. Jusqu’au début du XXe siècle, les pasteurs pouvaient avoir une fonction de thérapeute, une fonction importante à une époque où les divers métiers de la psychologie étaient à l’état naissant. Avec le développement de ces professions, l’activité de la cure d’âme pastorale est de plus en plus remise en question. Un peu avant la deuxième guerre mondiale, des étudiants en théologie posèrent à Jung une question (C. G. Jung, La vie symbolique, p. 56) : les personnes ayant des problèmes psychologiques vont-il plutôt consulter un médecin, un pasteur ou un prêtre ? Pour y répondre, il fit procéder à une enquête anonyme, dont les résultats étaient clairs : la plupart des catholiques iraient voir un prêtre, mais les protestants et les juifs préfèreraient s’en remettre à un médecin. Quatre-vingt ans plus tard, force est de constater que peu de gens iraient voir un homme d’église. La plupart des gens se tournent davantage vers les diverses professions de la psychologie pour dire leur mal-être, leur souffrance ou leur vide intérieur. On peut donc se poser la question : dans ces conditions, le soutien spirituel garde-t-il une spécificité ?
C’est là que la démarche jungienne peut apporter quelque chose, en se différenciant des psychothérapies courantes où les thérapeutes restent peu ouverts à l’expérience spirituelle, et tendent à ramener le fait religieux à une névrose obsessionnelle. D’un praticien à l’autre, l’ouverture en ce domaine est très variable.
Spécificité de la thérapie jungienne
Nous sommes habitués à considérer le travail de l’âme sous l’angle d’une psychologie matérialiste et rationaliste. Les conceptions de la psychanalyse freudienne imprègnent à ce point les opinions et les idées qu’il peut être très utile de rappeler ce que dit Jung de Freud.
Nous sommes habitués depuis Descartes à un cadre de pensée binaire, distinguant le corps et l’esprit, et ignorant la réalité vivante de l’âme. Freud, avec son matérialisme scientifique, est en plein dans cette vision réductrice. Pour Jung, la théorie freudienne de l’instinct est une psychologie sans âme,

« bonne pour quiconque pense n’avoir ni besoins ni exigences spirituel»
Sa conception trop scientifique « est trop peu imaginative, elle accorde ou confère trop peu de sens. Or seul le significatif apporte le salut […], car la névrose est une souffrance de l’âme qui n’a pas trouvé son sens ».
C.G.Jung, La guérison psychologique. Psychanalyse et cure d’âme, p.281.
Même si elle a une conception très élaborée des névroses, sa « limitation à l’instinctuel ne satisfait en rien aux besoins profonds de l’âme malade ». Sa conception trop scientifique « est trop peu imaginative, elle accorde ou confère trop peu de sens. Or seul le significatif apporte le salut […], car la névrose est une souffrance de l’âme qui n’a pas trouvé son sens ». Déceler dans les failles du langage et dans les rêves des désirs cachés n’apporte qu’une dimension causale des troubles psychiques. Or, pour Jung, l’inconscient est porteur de sens, et tend sans cesse à ramener vers l’identité et de la destinée propre de la personne. On mesure à nouveau l’importance pour Jung de la dimension salvatrice de l’imaginal et du symbole, refusée ou ignorée par l’analyse freudienne. Un esprit habitué à comprendre la cure analytique de façon freudienne doit faire un effort d’imagination important pour comprendre la perspective jungienne, et l’expérience qui lui correspond.
Jung apporte un changement complet de perspective : « Le principal intérêt de mon travail, écrit-il, n’est pas de traiter les névroses, mais de m’approcher du numineux. Or, en réalité, l’accès au numineux est la véritable thérapie, et c’est dans la mesure où l’on atteint les expériences numineuses qu’on est délivré de la malédiction que représente la maladie» (Correspondance 1941-1949, cité par Marie Louise von Franz, Psychothérapie, p 153). Pour lui, de nombreux rêves et fantasmes de patients névrotiques comportent des thèmes religieux archétypiques. Lorsque ces contenus apparaissent, ils produisent des effets thérapeutiques, en particulier des sensations de paix et d’équilibre retrouvés. La cure analytique jungienne a donc une dimension religieuse, au sens où elle fait remonter des images puissantes, qui bouleversent la personne, et qui ont un caractère religieux.
La solution jungienne est de revenir au soin de l’âme, et donc de lui rendre la possibilité d’accéder au sens :
« La névrose, écrit Jung, est une souffrance de l’âme qui n’a pas trouvé son sens. C’est de la souffrance de l’âme que germe toute création spirituelle, et c’est en elle que prend naissance tout progrès de l’homme en temps qu’esprit […] Le médecin va être assailli par la nécessité de transmettre la fiction bienfaisante, la signification spirituelle, car c’est précisément cela que le malade attend de lui ».

C.G. Jung La guérison psychologique, p 282
Spécificité de la thérapie jungienne
Les valeurs que nous avons intégrées par le système éducatif sont issues de nos traditions culturelles. Elles peuvent aussi renforcer le système de défenses, et prendre part au processus de blocage de la situation. Jung raconte qu’un de ses confrères, pour lever les difficultés d’un jeune vis-à-vis de la sexualité, a dû lui donner un certain nombre d’éclaircissements sur ces questions.
« Mais la grand-mère bigote eu vent de la chose, elle en fit un scandale comme une possédée, ce qui donna lieu à une affaire très désagréable » (La guérison psychologique, p.147).
Bien sûr, les grand-mères actuelles ne réagiraient pas comme cela. La société a évolué sur ces questions, et les jeunes en savent beaucoup maintenant. Mais le processus peut être douloureux, car il remet en question beaucoup des points de repère sur lesquels le moi s’est construit. L’exemple montre comment une certaine pratique religieuse moralisatrice peut raidir la psyché dans un système défensif, et provoquer une névrose, une rupture du conscient avec les ressources vitales et créatrices de l’inconscient. En voici un autre exemple : Marie-Louise von Franz explique les difficultés qu’elle rencontrait avec ses patients d’éducation marxiste :

« Leurs difficultés sont semblables à celles rencontrées par les fidèles d’une confession religieuse prétendant représenter à elle seule toute la vérité. Le fait le plus frappant que j’ai pu rencontrer dans ces cas-là, était la suppression radicale du principe féminin, et partant, de tout sentiment personnel. Du même coup, la capacité d’être saisi ou ravi leur faisait défaut. Il leur était impossible d’éprouver un sens ou une valeur, quels qu’ils fussent ».
Marie Louise von Franz, Psychothérapie, p.161
On peut très bien faire le parallèle avec certaines formes de christianisme. Lorsque la pratique religieuse a quitté le terrain de l’expérience intérieure et qu’elle a dégénéré en simples proclamations de vérités absolues, elle quitte le terrain de l’âme, elle provoque une rupture névrotique. De même, en dehors du cadre religieux, lorsqu’une personne s’est construit une vue rationnelle de tout de qui l’entoure, où tout sentiment est soigneusement écarté, car ressenti comme dangereux, le pas à faire pour admettre ses sentiments est comparable à un saut dans le vide. Elle va s’accrocher à ses pensées, à ses convictions morales, son sentiment intime du devoir. Sa vie imaginative, ses rêves, sa capacité d’aimer vont se trouver rejetés comme éléments déstabilisants. Et pourtant ils constituent une puissance importante pour l’intégrité de la personne, ils sont sa part féminine, son âme, essentielle face à la société patriarcale qui modèle toute la vie psychique dans le sens du rationnel. De fait, amener peu à peu la personne à s’ouvrir à cette part d’elle-même est une démarche importante du soutien spirituel que peuvent apporter les pasteurs, que nos ainés appelaient la « cure d’âme ».
Une initiation spirituelle
Nous avons vu que la relation retrouvée avec le Soi engage la personne sur un chemin où elle peut être amenée à faire l’expérience du Christ en elle, comme l’a expérimenté l’apôtre Paul. Dans ce cas, le médecin se trouve sur le chemin d’une initiation à caractère religieux, qui le fait marcher sur le même chemin que le pasteur ou le prêtre guidant ses fidèles sur un chemin spirituel. Précisons tout de suite que jamais Jung n’a voulu jouer le rôle de prêtre ou de gourou, et qu’il n’a jamais formé quiconque dans ce sens, lui qui défendait qu’on se proclame « jungien », chacun devant suivre sa voie propre. Il s’est trouvé face aux images qui remontaient en lui et chez ses patients, en dehors de tout cadre religieux institutionnel et de toute affirmation dogmatique. L’expérience est venue d’elle-même, sans aucune relation avec sa volonté ou son savoir.
Dans la cure d’âme et dans la psychologie analytique, le problème de l’âme malade est le même, mais la source de la vérité est différente. Jung n’enseigne aucune voie spirituelle : aucun cadre métaphysique, aucune vérité absolue ne sont posés au départ, et l’analyste ne dispose que de son cheminement personnel. .

Pour lui, « on ne saurait d’ailleurs imaginer aucun système et aucune vérité qui apporteraient au malade ce dont il a besoin pour vivre, à savoir la croyance, l’espérance, l’amour et la connaissance. Ces quatre suprêmes conquêtes des aspirations humaines sont comme autant de grâces que l’on ne peut ni enseigner ni apprendre, qu’on ne peut pas plus donner qu’on ne peut les gagner, car elles sont liées […] à l’expérience vivante que l’on en fait»
C.G.Jung, La guérison psychologique. pp. 282-283.
La voie jungienne permettra au psychologue de travailler avec une personne pour qui la foi a une grande importance, sans la priver de ses repères fondamentaux. Et pour le pasteur, il sera plus aisé d’entrer dans les réactions d’une personne pour qui les éléments de foi ne peuvent pas entrer dans le cadre de la modernité, à cause de leur incompatibilité avec les données de la science.
Jung constate que l’action de l’homme d’église n’est pas si éloignée de sa psychologie analytique. La lecture symbolique des rites que nous avons développée dans les pages qui précèdent montre que, dans la pratique religieuse, c’est bien de l’âme et de ses blessures qu’il s’agit, tout comme dans la cure analytique. La distinction entre les pratiques de la cure d’âme et celles de la psychologie analytique est donc assez délicate à définir.
Difficultés de la tâche pour l’homme d’église
Le pasteur pratiquant le ministère de la cure d’âme est confronté à deux écueils importants : celui de la gestion du transfert, et celui de la connaissance qu’il a de lui-même.
Le fidèle qui vient se confesser ou chercher un réconfort spirituel s’abandonne à la personne qui l’écoute dans une confiance absolue, tout comme dans la relation thérapeutique. Il se crée une relation tout à fait privilégiée entre les deux personnes. Cette relation est nécessaire pour que l’écouté puisse advenir à lui-même. Dans la démarche jungienne, la dimension de la rencontre est centrale. La méthode analytique freudienne superpose un médecin et un patient, l’un trônant au dessus de l’autre, alors que Jung s’assoit en face de ses patients, dans une relation humaine pleine et entière, en toute égalité. Il les reçoit avec chaleur, avec émotion même. Les témoignages de ses patients sont concordants :

« il posait sur moi, raconte une patiente, un regard si bon et si chaleureux que je me sentais de mieux en mieux, malgré le sentiment qu’il connaissait tout de mon âme, bien mieux que moi-même »
Sabi Tauber, Mon analyse avec Jung, p. 20.
Mais une difficulté surgit en raison même de l’intensité de la relation, qui peut devenir un fardeau très lourd à porter pour le pasteur. Lors de la cure analytique, se développe une relation particulière entre le patient et le médecin, où le premier projette des attentes immenses sur le second. Ceci peut être aussi vrai pour le prêtre. Le patient reporte, transfère sur la personne du thérapeute toutes sortes de demandes et de sentiments, d’où le nom de « transfert » qui est donné classiquement à cette relation.
Jung raconte :
« lors de notre premier entretien, Freud me demanda tout à trac :
- Et que pensez-vous du transfert ? […] Je lui répondis qu’à mon avis c’était l’alpha et l’oméga de la méthode.
- Alors, me dit-il, vous avez compris l’essentiel».
C’est dire que dans l’entretien pastoral, si le travail s’approfondit, cette question devient centrale.
C. G. Jung, Psychologie du transfert, p 24-25

La nature de la relation transférentielle pose au prêtre ou au pasteur deux questions essentielles : leur position sociale, et la connaissance qu’ils peuvent avoir de leur profondeur. Car si le transfert fonctionne, il peut engendrer un contre-transfert chez le thérapeute, qui est pris lui aussi dans un nœud qui l’attache au patient à cause des puissances à l’œuvre qui remontent de l’inconscient. «En assumant, écrit Jung, avec une compréhension cordiale la détresse psychique du malade, le médecin s’expose à la pression des contenus inconscients et à leur action inductrice […]. Par là le médecin et le patient se trouvent tous deux dans une relation qui repose sur une commune inconscience» (Ibidem, p.28-29). L’intensité des forces en présence introduit des risques importants pour le patient et pour le thérapeute, qui doit savoir garder la tête hors de l’eau, car le risque est « le transfert de la maladie sur celui qui la traite» (C. G. Jung, Psychologie du transfert, p. 29.). Une illustration classique de ce conflit est celui de l’ecclésiastique qui tombe amoureux de sa paroissienne. Si c’est un pasteur marié ou non, la situation est tout aussi délicate.
« Ce problème, dit Jung, concerne le pasteur protestant dans sa personne, ce qui le conduit à s’impliquer personnellement pour le salut de la personne, et à courir le risque d’être impliqué dans de difficiles conflits psychologiques. Le souci de la famille lui conseille d’observer une sage réserve ».
C.G. Jung, L’âme et le Soi, p. 188.
Cette difficulté démontre l’intérêt du mariage des prêtres.
La foi, la relation avec Dieu, la conscience des devoirs éthiques, le sens de la réalité donnent au pasteur des points d’appuis solides face aux dérives possibles. Mais il possède un inconscient, avec des demandes archaïques, des souffrances non pansées, qui peuvent ouvrir des brèches dans son dispositif de relation avec la réalité. Il doit prendre la mesure de la puissance des forces psychiques à l’œuvre. Si le thérapeute n’est pas assez conscient de ses points obscurs, il risque d’être fragilisé dans sa vie sociale et dans son équilibre psychique. La question du transfert fait courir un risque important pour un ecclésiastique non analysé. D’où la nécessité, dans ce dernier cas, de bien délimiter le champ opératoire de l’entretien. Il est alors souhaitable de ne pousser l’accueil du partenaire que jusqu’au point où on peut encore garder un équilibre entre la relation et la compréhension objective de la démarche, et d’être très attentif à toute déviation affective par rapport à la question posée au départ de la demande d’aide. En définitive, on peut donc tracer une limite entre soutien spirituel et thérapie analytique. Elle dépend de la formation du pasteur, et de la connaissance qu’il a de lui-même, de son ombre et de ses faiblesses intimes. C’est à lui de poser bien clairement les limites de sa compétence.
Jung disait : il s’agit de « tout laisser germer et jaillir de la personne même du malade».
C.G. Jung, L’âme et le Soi, p. 161
La personne en demande d’écoute est souvent en situation d’échec dans sa vie personnelle, et souffre la plupart du temps d’une angoisse de non-reconnaissance de ce qu’elle est. Elle n’est pas sûre d’être acceptée comme elle est, car son entourage habituel n’est pas capable de le faire, ou bien elle souffre d’une très ancienne blessure de cet ordre. Si, après l’avoir bien écoutée, l’écoutant engage une discussion en lui exposant tout de suite son point de vue à lui, la personne en souffrance va éprouver l’impression que lui non plus ne l’a pas écoutée. Pour établir une relation véritable, il doit la rassurer en lui redisant à sa manière ce qu’il a entendu, pour que la personne sente qu’elle a été comprise. C’est donc un effet de miroir, où elle peut se voir et se distancier d’elle-même. On parle aussi en franglais de feedback, d’effet de retour. La confirmation d’avoir été entendue suscite en elle le sentiment d’avoir été comprise, donc acceptée dans sa souffrance. Cette manière d’accueillir la personne en demande est particulièrement utile dans le dialogue avec les adolescents, qui ont besoin d’être assurés que les adultes les comprennent avant de se confronter à eux.
Mais ce retour a aussi un effet de contenant, où la souffrance et l’émotion ne sont plus ressenties comme incontrôlables, car elles ont été revisitées par la parole d’un autre. En les formulant à sa manière, l’écoutant en a enlevé la pointe destructrice, le côté inconnu et angoissant. Au lieu de moraliser, d’en appeler à la raison impuissante de la personne, le thérapeute lui donne le moyen de contrôler la souffrance en la reformulant de façon calme et maîtrisée. Sa présence bienveillante donne vie et droit de vivre à la personne, à qui il est alors possible de changer sa relation avec le contenu douloureux. Si, en plus, le thérapeute ou le pasteur guider la personne vers les manifestations en elle du Christ ou du Soi, il peut l’aider à se décharger de son fardeau et accomplir son ministère de façon juste.
Cette relation chaleureuse et humaine n’est pas très éloignée d’un entretien pastoral bien mené, à condition que l’homme d’église ne se retranche pas derrière son habit, et qu’il n’ait pas épousé sa persona. Mais c’est surtout le fait que l’écoutant se situe dans sa vérité humaine qui permet à l’écouté de reconnaître et d’accepter sa propre faiblesse. Regarder en face ce que l’on est vraiment est nécessaire à la santé psychique des deux partenaires.

Jung voulait amener les patients déprimés ou angoissés
« à intégrer dans leur vie la souffrance nécessaire, à l’accepter et à la supporter comme faisant partie de la totalité de leur être, car sans l’obscurité et la tristesse, disait-il, il n’y a pas de vie».
(Ibidem, p. 577)
Procéder autrement aurait fait réapparaître les symptômes. Il préférait examiner l’émotion de façon approfondie, plutôt que d’essayer de la soulager. Dans son bureau, il avait fait poser sur les fenêtres des vitraux représentant la flagellation et la crucifixion du Christ. Et il écrivait :
« Je crois aussi que cela a été la tâche de l’humanité occidentale de porter le Christ dans son cœur et de grandir par sa souffrance, sa mort et sa résurrection» .
C.G. Jung, Le livre Rouge, p. 242.
En matière psychique, rien ne sert de nier l’émotion, le ressenti, la souffrance ou la haine par un acte de volonté. Il faut mieux donner une expression à ce vécu, mais en apprenant à le surmonter par un autre regard.
Points de repère plus techniques
L’inconscient, pour Jung, est ce qui échappe au contrôle de la conscience. Il est d’abord constitué de désirs, de pulsions et de volontés que nous avons rejetés au cours de notre construction. Mais l’inconscient n’est pas seulement cela. Il est surtout la matrice originelle dans laquelle notre conscient s’est formé. Il est doté d’une vitalité qui lui est propre. Il anime des énergies que Jung appelle autonomes, dans le sens où elles vivent indépendamment de notre moi conscient. Elles agissent de toute façon, qu’elles soient conscientes ou non, la plupart du temps à notre détriment ou à celui de l’entourage. Celui qui bat son épouse est victime d’une force pulsionnelle qui le dépasse. Devenir conscient de son ombre, c’est pouvoir réguler et maîtriser ses énergies, pour éviter d’être manipulé par elles. « Ce qui est essentiel, dit Jung, c’est que le malade soit au courant des forces qui l’animent» (C.G.Jung, La guérison psychologique, Psychanalyse et cure d’âme p.161). Jung distingue un inconscient personnel, qui se forme en fonction du vécu de chacun, et un inconscient collectif, constitué de matrices énergétiques communes à l’espèce humaine, les archétypes. Freud s’est occupé avant tout de l’inconscient personnel, alors que Jung s’est davantage passionné pour la part collective de l’inconscient. Dans la pratique, la distinction n’est pas très aisée, car les complexes personnels s’enracinent dans les énergies archétypales.
La confrontation avec l’inconscient est décisive pour la constitution du noyau intérieur de la personne. L’accueil qu’elle a reçu, la descente en elle-même qu’elle a commencé à accomplir favorise la montée d’éléments venant de la profondeur, le plus souvent par l’intermédiaire des rêves. De nouvelles énergies et de nouvelles images viennent remettre en question ses attitudes conscientes, et lui montrer une autre face d’elle-même. Une sorte de rééducation commence, où elle va apprendre à se comporter de façon juste face aux énergies qui montent de l’inconscient. L’attitude infantile est de fuir, ou de s’identifier aux images, ou de se laisser posséder par elles. L’attitude adulte est de savoir faire face, pour s’approprier l’énergie, en l’adaptant à la vie quotidienne. On peut comprendre cette appropriation en prenant un exemple tiré du monde concret : pour faire face à une personnalité puissante qui veut s’imposer, il faut mobiliser en soi une énergie comparable pour ne pas se laisser manipuler. C’est le même travail dans la confrontation à une pulsion, où à une énergie négative. Le moi conscient trop faible doit apprendre à se mobiliser face à l’énergie qui s’exprime, et à trouver la force de s’opposer. Mais ce moi peut être aussi trop fort, et dans le déni. Il devra alors accepter de s’ouvrir à ce qui est en lui et qu’il a toujours refusé, parce que cette partie de lui-même qui frappe à la porte est par exemple la partie créative et aimante de sa personne, ou bien une rigueur dans la pensée et l’organisation de sa vie.
L’intégration est la mise en œuvre de ces dimensions nouvelles dans le monde concret. Dans l’exemple de l’homme qui bat sa compagne, la violence surgit précisément de façon compulsive dans la mesure où, la plupart du temps, il n’est pas capable d’être fort devant le féminin. Il doit apprendre à faire face à la figure maternelle invasive et trouver en lui l’énergie de s’affirmer. En étant soumise au moi, cette énergie lui permettra de se poser en face de sa compagne de façon juste et adaptée à la situation.
L’intégration est la mise en œuvre de ces dimensions nouvelles dans le monde concret. Dans l’exemple de l’homme qui bat sa compagne, la violence surgit précisément de façon compulsive dans la mesure où, la plupart du temps, il n’est pas capable d’être fort devant le féminin. Il doit apprendre à faire face à la figure maternelle invasive et trouver en lui l’énergie de s’affirmer. En étant soumise au moi, cette énergie lui permettra de se poser en face de sa compagne de façon juste et adaptée à la situation.
La projection est « un phénomène inconscient, automatique, par lequel un contenu dont le sujet n’a pas conscience est transféré sur un objet, de sorte qu’il paraît appartenir à cet objet» (Jung, cité dans Aimé Agnel, Le vocabulaire de Jung, p 94.). Ici, le mot « objet » est pris dans un sens très large, incluant les personnes. Comme le souligne Aimé Agnel, « La projection est, sans que nous en ayons conscience, une façon d’être très générale et fréquente. Nous ne cessons de projeter sur le monde et sur les autres nos contenus inconscients» (Aimé Agnel, Le vocabulaire de Jung, p 94). Elle nous pousse à voir en autrui ce qu’on porte en soi-même. Ce qui nous frappe chez l’autre, ce qui nous fait réagir pourrait bien être quelque chose que nous portons en nous-mêmes, mais que nous refusons. Prêter à quelqu’un des intentions mauvaises, de façon insistante et sans raison valable indique qu’on projette quelque chose de soi sur lui, une part secrète de soi-même qu’on ignore. Ce qui amène à faire la distinction entre l’observation objective et la projection : lorsque nous remarquons quelque chose chez une personne qui provoque en nous des sentiments d’irritation, de fascination ou de rejet, et que nous avons envie de la caricaturer, nous ne sommes pas dans l’observation objective. Lorsque nous pouvons observer chez quelqu’un des qualités ou des défauts sans éprouver ces sentiments, nous sommes en relation avec la réalité de l’autre. Si nous les éprouvons, cela indique que nous projetons quelque chose de nous-mêmes, et que nous sommes sous l’emprise d’une image intérieure qui nous coupe de la réalité, et donc de l’autre. Ce joli verset de Rûmi illustre bien cette emprise : Dans les yeux de l’amour n’ont de place ni la nuit, ni le jour. Ils cousent les yeux, comme c’est étrange les yeux de l’amour. Dans l’exemple cité plus haut, l’homme qui bat sa compagne projette sur elle une image détestée ou autoritaire. La difficulté vient de ce que souvent, la personne sur qui l’on projette possède objectivement quelque chose qui ressemble à ce qu’on veut projeter sur elle. Il convient donc d’être très attentif à nos sentiments vis-à-vis d’elle. En rendant consciente la projection, le travail psychique a un double effet : il nous relie à la réalité de l’autre, et il révèle, comme le négatif d’une photo argentique, l’existence en nous des traits projetés, ce qui permet de les maîtriser.
L’identification est un concept très important en psychologie analytique, car il pose le problème de la condition d’accès à notre vérité propre : se désidentifier de ce qui n’est pas nous-mêmes. Dans un premier temps, un enfant, un jeune adulte a besoin de s’identifier à des modèles, à des images idéales, pour trouver une adaptation à la vie sous toutes ses formes. Les héros sont des modèles nécessaires aux enfants. L’imitation a un aspect positif : elle oriente la libido dans le sens du développement de l’individu. Mais l’identification se distingue de l’imitation en ce qu’elle est une imitation inconsciente. Jung la définit comme « le fait, pour le sujet, de s’aliéner au profit de l’objet qu’il prend, en quelque sorte, comme déguisement. S’identifier à son père, par exemple, signifie adopter son allure, son mode de parler et d’agir, comme si on était exactement semblable à lui, et que l’on n’avait pas d’individualité distincte de la sienne» (C.G. Jung, Types psychologiques, p.430). Souvent, cette identification est chez l’enfant l’expression d’un amour porté à celui qu’on imite. Ce qui explique que l’aliénation soit capable de détourner la personne de son identité propre, qui se trouve alors refoulée dans l’inconscient. Plus tard l’identification à la persona, au rôle social qu’on doit jouer, a le même effet : elle empêche le développement de la vérité de la personne, pour une raison assez proche, car elle correspond à une demande de reconnaissance projetée sur la société. Elle fait qu’on s’identifie à une partie de soi-même, en négligeant l’autre. L’amoureux perd sa raison, car il est identifié à sa partie aimante, à son anima. Les dictateurs perdant leur humanité en sont un autre exemple : lorsque l’égo surdimensionné s’identifie au Soi, à un personnage divin, la relation entre le moi et le Soi est perdue. Advenir à soi-même, pour Jung, c’est se libérer de toutes les fausses identifications, et de leur moteur, la demande d’amour et de reconnaissance. Telle femme acharnée au travail, qui réalise des projets pharaoniques, pourrait s’être identifiée à son père, dont elle n’a pas eu de reconnaissance. Se libérer de cette demande et relativiser ses projets est essentiel pour reconquérir son être véritable de femme et de mère. En définitive, se désidentifier d’une partie de soi-même permet de trouver son unité profonde, en se libérant des fonctions ou des rôles sociaux. La figure divine ou le Soi exprime justement l’immensité de ce que nous sommes, et l’impossibilité de l’identifier à quoi que ce soit de limité et de terrestre. Si nous le faisons, nous nous perdons nous-mêmes, comme l’indique ce texte écrit par Jung à la fin du livre rouge :
« Ainsi mourrons-nous dans l’exacte mesure où nous ne nous différencions pas. C’est pour cela que la créature tend naturellement vers l’état de différenciation, vers le combat contre la dangereuse identité des toutes premières origines. C’est là ce qu’on appelle le principe d’individuation2 ». - C.G.Jung, Sept sermons aux morts, in Livre rouge, p.565
On retrouve en filigrane le processus de renaissance évoqué au chapitre neuf, compris comme une sortie de la mère de l’inconscience et de l’indifférenciation (les toutes premières origines). La tendance naturelle de tout être est d’aller vers son être véritable, en se différenciant de tout modèle pour naître à elle-même.
Un autre aspect important du travail de dés-identification est la distanciation par rapport à l’affect, ces vagues d’émotions qui nous envahissent à l’occasion d’un deuil, d’un traumatisme ou d’une blessure relationnelle. Jung le décrit bien en ces termes :
« certes on ressent l’affect, certes on est secoué et torturé, mais il existe en même temps une conscience située au-delà, une conscience qui empêche de s’identifier avec l’affect, une conscience qui objective l’affect et qui dit « je sais que je souffre »….les problèmes vitaux les plus graves et les plus importants sont tous, au fond, insolubles, et ils doivent l’être, car ils expriment la polarité nécessaire qui est immanente à tout système d’autorégulation. »
C.G. Jung, Commentaire sur le mystère de la fleur d’or, p 32
La possession découle de l’identification à un archétype. Lorsqu’on est identifié à une partie puissante de soi-même, on peut devenir fou. Le désir de puissance prend possession du petit chef ou du dictateur. L’amoureux fou est identifié à son anima, son désir l’envahit et empêche toute raison de se manifester. Nous avions vu au chapitre quatre que dans l’antiquité, ces puissances étaient reconnues comme des dieux ou des démons. Les passages des évangiles où Jésus chasse les démons s’expliquent ainsi. Ces démons sont toujours à l’œuvre de nos jours. La question est de savoir si on les prend comme des réalités extérieures, comme le font les exorcistes, ou si, comme Jung, on considère qu’ils sont des énergies vivantes en nous, s’exprimant sous forme d’images puissantes travaillant en souterrain dans la psyché. Dans la première hypothèse, les chasser fait courir le risque de les refouler dans l’inconscient, ce qui va exacerber leur agressivité. Selon le cas il vaut mieux les considérer comme des images actives d’une sexualité refoulée, ou d’une personne écrasante à qui on s’identifie, ou encore de pulsions agressives de l’ombre. Cela ouvre la perspective de l’intégration d’une énergie perdue, qui va se mettre au service du moi. Apprendre à se désidentifier d’une partie de soi-même, sans la renier totalement, est salutaire, car sinon elle nous asservit. A qui ou à quoi le moi obéit-il lorsqu’il prend une décision ? A sa volonté propre, ou à une de ces images puissantes ? Sortir du pays de servitude renoncer à une idolâtrie exige d’accepter la loi de la réalité de ce qu’on est. La présence du Soi rétablit l’équilibre juste entre les différentes parties de la personne, en orientant la demande d’amour vers l’intérieur au lieu de la chercher dans le monde extérieur.
Les associations d’idées sont les canaux privilégiés de la relation avec l’inconscient, avec les rêves. Elles sont le moyen d’entrer dans la langue symbolique, la langue de l’inconscient évoquée au chapitre deux. Jung a forgé sa réputation de jeune psychiatre à l’hôpital de Zürich en élaborant un système sophistiqué qui lui permettait de pénétrer dans le psychisme profond des patients à l’aide d’associations affectives liées à des mots inducteurs. Il énumérait un certain nombre de mots, et notait grâce à un instrument la vitesse de réaction des patients à chaque mot. Là où celle-ci était trop lente, il en déduisait que quelque chose freinait la réaction, comme si le patient s’empêchait inconsciemment de réagir. Un nœud affectif, impossible à dire, était lié au mot. Ce nœud étant formé du conflit entre des énergies opposées, il le nomma complexe à tonalité affective. Il le définit comme « l’image émotionnelle et vivace d’une situation psychique arrêtée, image incompatible avec l’attitude et l’atmosphère consciente habituelle. Elle est douée d’une forte cohésion intérieure, d’une sorte de totalité propre et d’autonomie» (C.G. Jung, L’homme à la découverte de son âme, p 188. Pour une description détaillée du processus, voir tout le chapitre IV, pages 143-180 de ce recueil, consacré aux expériences d’associations). La mise au jour et le travail de ces situations affectives bloquées est au centre de la clinique de Jung, dont le but est de « s’efforcer de mettre en relief tout ce que l’analyse mène au jour, afin que le malade soit en état de le discerner clairement et d’en tirer des conclusions […] Il faut l’aider à prendre en main sa destinée» (C.G.Jung, La guérison psychologique Psychanalyse et cure d’âme p 164). La venue à la conscience des complexes peut lui permettre de lever les blocages qui le tirent sans arrêt en arrière. Dans l’exemple cité plus haut de l’homme violent, un complexe mère vient s’interposer entre lui et sa compagne. Il lui faudra accepter sa faiblesse et ses ressentiments vis-à-vis de sa mère, pour lever la projection et le faire accéder à une relation véritable avec sa compagne, si c’est encore possible.
L’autonomie des facteurs inconscients :
« Regarde l’expression du visage de celui qui est tantôt en colère, tantôt gai, et de nouveau perturbé dans son humeur, et de nouveau encore calme et doux. Tu verras que celui-là croit être un, mais qu’il n’est pas un. En lui se manifestent autant de personnes que de comportements, car, comme dit l’Ecriture, celui qui n’a pas la sagesse subit des changements comme la lune…Immuable est Dieu, et c’est pour cela qu’il ne change pas. Et c’est de même ainsi que le Juste imitateur de Dieu, créé à l’image de Dieu, est appelé lui aussi Un, et lui-même lorsqu’il est parvenu à la perfection parce que lui aussi, lorsqu’il s’est établi sur les sommets de la vertu, il ne change plus mais reste Un à jamais. Car tant qu’il demeure dans la nature mauvaise, tout homme est divisé et dispersé en des parties nombreuses et diverses. Et tant qu’il demeure dans les nombreuses espèces de la nature mauvaise, il ne peut être nommé Un».

Tirée de In librum regnorum homilia, I, 4, d’Origène. Citée par Jung dans L’âme et le Soi, p 128
« Au lieu de se confirmer une fois de plus que le Daïmon est une illusion, l’Occidental devrait plutôt expérimenter de nouveau la réalité de cette illusion. Il devrait apprendre à redécouvrir ces puissances psychiques au lieu d’attendre que ses humeurs, sa nervosité et ses idées insensées viennent lui monter de la façon la plus douloureuse qu’il n’est pas seul maître dans sa maison. Les tendances à la dissociation sont de véritables personnalités psychiques d’une réalité relative. Elles sont réelles quand elles ne sont pas reconnues comme réelles, et par suite, projetées. Elles sont relativement réelles quand elles sont en relation avec le conscient,(en termes religieux : quand il existe un culte). Mais elles sont irréelles dans la mesure où le conscient commence à se détacher de ses contenus».
C.G. Jung, Commentaire sur le mystère de la fleur d’or, p. 54
Comme nous l’avons déjà indiqué, le moi se constitue en rejetant lors de sa croissance et de son éducation les énergies de l’ombre qu’on lui a présentées comme le Mal incarné. Lorsque des images ou des signes de la présence de ces énergies arrivent par le biais de rêves, de mal être, ou de pressions ressenties dans le corps, comment les admettre puisque tout le système psychique s’est édifiée sur un refus ? Comment vaincre la culpabilité intense que ces énergies suscitent ? Un système de résistances s’établit contre leur mise au jour dans le processus de venue à la conscience.
Pour le thérapeute, la gestion de ce système est délicate, surtout quand les énergies s’enracinent avec puissance dans les processus instinctifs des archétypes. Un mur de défense peut se dresser contre le processus en cours et contre la personne du thérapeute. Il peut provoquer l’interruption du travail. Mais une attitude doctorale ou autoritaire du thérapeute ne peut le surmonter. Marie Louise von Franz continue : « Il n’y a pratiquement pas d’espoir que l’analyste arrive à éradiquer ce type de préjugés à l’aide d’arguments. En général, ce sont les songes du patient qui s’en chargent» (Ibidem). Seule une évolution venant de l’inconscient de la personne en souffrance pourra faire évoluer la situation. Des énergies apparaissent, qui tendent à remettre en question le système de défenses. Parce que ces énergies se sentent accueillies, elles travaillent en profondeur la base de l’édifice. Elles ont besoin de temps et de patience.
Ce système peut aussi s’appuyer sur une multitude de préjugés philosophiques, rationnels ou pseudo-scientifiques. Comme le relève Marie-Louise von Franz,
« Ces idées toutes faites datent des années scolaires des personnes qui les nourrissent et sont colportées par des produits littéraires et journalistiques de second ordre. Elles ont l’allure de slogans tels que : les rêves ne sont qu’écume, les rêves sont issus de désirs sexuels refoulés […] le pire et le plus répandu de ces préjugés s’ajoutant à cet échantillon de lieux communs est celui de la pensée statistique […] qui stipule : « je n’ai aucune importance, je ne suis qu’un grain de sable parmi des millions d’autres dont l’existence est aléatoire et vide de sens». - Marie Louise von Franz, Psychothérapie, p 155
Mais le travail des résistances est très délicat pour une autre raison. Elles peuvent être érigées par la personne pour ne pas affronter une angoisse terrible qui gît sous son système de positions défensives. Le choix est difficile : si le thérapeute remet en question avec l’aplomb de son autorité l’édifice qui contient cette angoisse, il risque de mettre la personne dans une situation dangereuse. Dans certains cas il vaut mieux rester en surface, se contenter d’annoncer le pardon des péchés, simplement, pour lever le poids de la culpabilité. Car le risque est d’ouvrir la voie à un épisode psychotique. La psychose tient à l’incapacité du moi de faire face à des énergies intérieures qu’il ressent comme destructrices et à des angoisses très difficiles à contenir parce qu’il n’en a pas les moyens. Il risque d’être envahi, et de perdre le contact avec la réalité. Il est donc très important dans toute démarche d’écoute, de sentir si on a affaire à un moi fort, ou à un moi faible. Il peut aussi être fort en apparence, justement pour se barricader contre des angoisses, mais faible de fait. L’intuition, l’empathie et l’expérience sont ici essentiels, avec la capacité d’être sensible au noyau d’être de la personne.
Les individus borderline sont un nouveau défi que Jung n’avait pas identifié comme tel. La crise de l’éducation à la fin du XXe siècle a sans doute augmenté la fréquence de ces cas. L’absence de limites et de cadres posés clairement dans l’éducation a produit des personnes sans points de repère, ayant souvent beaucoup de mal à s’insérer dans la réalité sociale. Elles souffrent d’instabilité affective, elles sont impulsives, et prennent beaucoup de risques irréfléchis. Elles souffrent d’une perte d’identité, de sentiments d’ennui, de vide et d’abandon (Source : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ou DSM-IV). Ces personnes nécessitent une prise en charge professionnelle, quelquefois une hospitalisation. Savoir que ce profil existe peut aider le prêtre ou le pasteur à les diriger vers un service compétent. Les thérapies comportementalistes ont souvent de bons résultats. Cependant, le travail des sentiments d’abandon et de perte d’identité peut relever d’une certaine manière de l’entretien spirituel, car ils sont en relation avec l’absence de lien avec le Soi, ou avec le divin. Le rappel à la loi, aux limites humaines, à la désidentification par rapport aux images idéales peut avoir un effet, à condition que l’on s’y prenne assez bien pour que le patient accepte. Là encore les résistances sont à l’œuvre. Une manifestation d’autorité qui serait un relais d’une puissance divine pourrait être pleinement utile pour faire accepter au patient des limites et des lois qu’il n’a pas intégrées.
Il n’est pas facile de trouver les attitudes et les paroles adaptées aux situations diverses. Dans la plupart des cas, il vaut mieux éviter de donner des conseils. Jung disait « Toute formule comme « il faudrait », « on devrait » revient à s’attribuer le rôle facile de celui qui exhorte ; qui donne des conseils. Le prêche des choses souhaitable est signe d’impuissance » (C.G. Jung, Présent et avenir, p.102). L’écoute active doit permettre de « tout laisser germer et jaillir de la personne même du malade». Mais si la personne est incapable de trouver ses propres limites, si elle est possédée par un archétype, si elle est prise dans l’aspiration du retour à la mère, ou si elle est dépourvue de normes morales, une intervention du thérapeute peut être nécessaire, pour ramener la personne à la réalité, et tracer des limites nécessaires à la construction de la personne. Autant dire que le pasteur est placé devant une tâche complexe, qui peut le mettre dans des situations difficiles. Comme l’écrit Jung :
« Ceci posé, tout n’est pas aussi simple. La psychanalyse peut découvrir des problèmes graves, pour lesquels les pasteurs ne sont pas formés. Bien que de telles choses viennent souvent, avec le temps d’elles-mêmes à la surface, elles n’en seront pas moins mises à charge de celui dont l’intervention a précipité le déclenchement du trouble. […] Mais ce que la psychanalyse ramène au jour, représente en soi déjà une difficulté de taille. Elle place le patient devant le problème essentiel de sa vie, et donc devant certaines questions graves, ultimes, qu’il a jusqu’alors éludées. [...] Du médecin, on n’attend qu’une assistance médicale. De l’homme d’église, une solution religieuse». - C.G. Jung, L’âme et le Soi, p 185
Dans le paysage de la psychologie actuelle, l’originalité de Jung est bien ce retour vers une expérience intérieure de nature religieuse. L’efficacité de la tâche du pasteur est de proclamer le pardon divin, qui signifie l’acceptation pleine et entière de la personne dans son être profond. On tient là le sens qui vient apaiser la souffrance névrotique, s’il est annoncé de façon à être entièrement compris et accepté.
Le cadre rituel de la confession peut aussi apporter un grand secours au prêtre, pour délimiter le champ possible de l’ouverture à la détresse et à la solitude du fidèle. Car tout le travail est posé en termes de péché et d’absolution, ce qui permet une référence à la loi, divine ou humaine. D’où l’intérêt de la psychologie analytique de Jung pour les pasteurs ou les prêtres : elle permet de faire le pont entre le langage et la pratique religieuse, et les forces psychiques en présence. Elle rend compte de l’efficacité psychologique des rites et des proclamations de la foi. C’est pourquoi Jung peut écrire :
« On comprend que l’homme d’église protestant, qui voit à juste titre dans la cure d’âme sa véritable raison d’être, cherche une voie nouvelle qui puisse lui donner accès aux âmes de sa paroisse. Il semble que la psychologie analytique lui en donne la clé, car la cure d’âme ne trouve pas son sens dans le sermon dominical. [. ..] C’est seulement dans le recueillement d’un dialogue que la cure d’âme peut s’exercer, portée par l’influence bienfaisante d’une confiance sans réserve». - C.G. Jung, L’âme et le Soi, p 185
Acceptation de l’ombre et de la souffrance
L’absolution donnée par le prêtre est, d’un certain côté, l’expression de ce travail, car elle place la personne sous le regard divin, et la rend à une humilité essentielle. En levant le poids d’une perfection impossible et de la culpabilité par l’annonce du pardon, de « la rémission des péchés », l’absolution libère du poids très lourd du vécu. De même sur le plan analytique : comme l’écrivait une psychothérapeute américaine qui avait consulté Jung :
« De fait, cet homme acceptait véritablement l’ombre […] et cette acceptation créait des problèmes et des tensions, mais elle rendait aussi alerte, réel, intègre et apportait une grande profondeur d’être».
Claire Dunne, Carl Gustav Jung, p.107.
Ceci peut donner un éclairage à la relation entre psychothérapie analytique et soutien spirituel : ils se rejoignent dans un but commun, l’aide à la personne en souffrance à s’accepter entièrement, et à se pardonner d’être ce qu’elle est. Si le pasteur sait dépasser son rôle ecclésiastique et rester dans sa vérité humaine, il peut donner à l’entretien pastoral une chance d’ouvrir au fidèle un nouveau mode d’accès à sa vie. Les moyens utilisés seront peut être différents, le psychologue étant plus attentif au phénomène transférentiel. Mais en définitive ils passent par le même canal, celui d’un accueil de la réalité humaine dans toutes ses dimensions.
Place de la fonction religieuse de l’homme
Pour Jung, l’homme aura toujours besoin de la fonction religieuse, car elle est une fonction naturelle de l’âme. Il écrit : « Cette fonction, je ne l’ai ni inventée, ni introduite dans l’âme par un artifice d’interprétation : elle se produit elle-même sans y être poussée par quelque opinion ou suggestion que ce soit» (C.G. Jung, Psychologie et Alchimie, p 17). Elle fait partie de la santé psychique, car elle permet de réguler les instincts. Elle vit là où les hommes en sont encore proches, justement. Lors de ses voyages ethnographiques en Afrique, Jung a observé que le monde des instincts, au stade primitif, était un contrepoint complexe de tabous, de rites, de classifications, de connaissances diverses qui imposent à l’instinct une régulation, pour le faire servir à un but plus élevé. Cette limitation permet d’éduquer les instincts. La raison en est que l’image et l’instinct sont naturellement en connexion, et comme la religion s’exprime par des images, la sphère instinctuelle et la sphère religieuse « se tiennent dans un rapport d’opposition et de compensation» (C.G. Jung, Mysterium Conjunctionis Tome2, p. 202). La fonction religieuse est alors l’élément indispensable qui permet la vie en communauté, elle soude l’individu au groupe en régulant la vie instinctuelle.
Retrouvez l'ouvrage de Jean-François Alizon, Jung et le christianisme, en lien avec ce dossier.