L'âme et le féminin

« Il ne s’agit nullement, écrit Jung, d’un concept philosophique ou religieux de l’âme, mais de l’acceptation psychologique de l’existence d’un complexe psychique demi-conscient possédant un fonctionnement partiellement autonome».
Dialectique du moi et de l’inconscient, p. 150
L’histoire du poète Alfred de Musset en témoigne : il est désespéré par sa rupture amoureuse, et dans la nuit qui commence à tomber, dans un état intermédiaire entre veille et sommeil, il entend une voix l’interpeller :

LA MUSE
Poète, prends ton luth et me donne un baiser ;
La fleur de l’églantier sent ses bourgeons éclore,
Le printemps naît ce soir ; les vents vont s’embraser ;
Et la bergeronnette, en attendant l’aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser.
Il aperçoit une figure féminine évanescente venir à lui depuis la forêt, voilée et flottante.
LE POÈTE
Comme il fait noir dans la vallée !
J’ai cru qu’une forme voilée
Flottait là-bas sur la forêt.
Elle sortait de la prairie ;
Son pied rasait l’herbe fleurie ;
C’est une étrange rêverie ;
Elle s’efface et disparaît.
Elle essaie de ranimer son sentiment amoureux perdu.
LA MUSE
Poète, prends ton luth ; la nuit, sur la pelouse,
Balance le zéphyr dans son voile odorant.
La rose, vierge encor, se referme jalouse
Sur le frelon nacré qu’elle enivre en mourant.
Écoute ! tout se tait ; songe à ta bien-aimée.
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux.
Ce soir, tout va fleurir : l’immortelle nature
Se remplit de parfums, d’amour et de murmure,
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux.
Devant cette apparition qui pourrait être un fantôme, ou une figure divine, il est comme épouvanté, son cœur bat à tout rompre
LE POÈTE
Pourquoi mon cœur bat-il si vite ?
Qu’ai-je donc en moi qui s’agite
Dont je me sens épouvanté ?
Ne frappe-t-on pas à ma porte ?
Pourquoi ma lampe à demi-morte
M’éblouit-elle de clarté ?
Dieu puissant ! Tout mon corps frissonne.
Qui vient ? Qui m’appelle ? – Personne.
Je suis seul ; c’est l’heure qui sonne ;
Ô solitude ! ô pauvreté !
Elle lui déclare son amour, et lui fait comprendre que c’est elle qu’il aime depuis toujours. Elle lui parle d’amour, de consolation, d’espérance, comme pour lui rendre un lien que la réalité lui a enlevé
LA MUSE
Poète, prends ton luth ; le vin de la jeunesse
Fermente cette nuit dans les veines de Dieu.
Mon sein est inquiet ; la volupté l’oppresse,
Et les vents altérés m’ont mis la lèvre en feu.
Ô paresseux enfant ! Regarde, je suis belle.
Notre premier baiser, ne t’en souviens-tu pas,
Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile,
Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras ?
Ah ! je t’ai consolé d’une amère souffrance !
Hélas ! bien jeune encor, tu te mourais d’amour.
Console-moi ce soir, je me meurs d’espérance ;
J’ai besoin de prier pour vivre jusqu’au jour.
Il comprend alors qu’il est devant sa muse, une fille de Zeus dans la Grèce ancienne, une déesse qui elle, est fidèle, qui l’aime. Et qui l’appelle à surmonter son désespoir en étant créateur, en chantant pour elle :
LE POÈTE
Est-ce toi dont la voix m’appelle,
Ô ma pauvre Muse ! est-ce toi ?
Ô ma fleur ! ô mon immortelle !
Seul être pudique et fidèle
Où vive encor l’amour de moi !
Oui, te voilà, c’est toi, ma blonde,
C’est toi, ma maîtresse et ma sœur !
Et je sens, dans la nuit profonde,
De ta robe d’or qui m’inonde
Les rayons glisser dans mon cœur.
Elle est pour lui une maîtresse et une sœur à la fois, dans une relation mi érotique, mi incestueuse que Jung attribue à l’anima.
Cette histoire de jeune amoureux désespéré pourrait nous sembler lointaine. Pourtant les manifestations de l’âme restent bien contemporaines. Elle se manifeste souvent dans les rêves contemporains en prenant l’apparence d’un oiseau, comme dans ce rêve féminin :

« Je suis sur un rocher avec mes parents, et je regarde la tempête. Un homme vient me rassurer : « tu as tort de te faire autant de souci, sois plus optimiste ! ». Un oiseau arrive avec un message dans sa bouche. Il apporte de bonnes nouvelles. Tout se calme et je respire enfin mieux. L’homme reste avec moi, et nous contemplons ensemble le spectacle du monde ».
Elle prend aussi l’apparence de cet homme consolateur, qui reste avec elle. Ceci nous donne une clé pour comprendre les personnages de nos rêves, lorsqu’ils sont de sexe opposés. Ici l’homme–animus guérit l’angoisse provenant de la relation que la rêveuse avait avec ses parents.
Savoir que dans la dépression, le vide, le manque de sens, l’oiseau de l’âme peut venir nous visiter est essentiel dans le monde contemporain rivé au concret. Cela suppose que nous soyons capables de l’écouter lorsque nous sommes au fond du trou.
Sabi Tauber, Mon analyse avec Jung, p. 151.
Anima
Au-delà, la question de l’âme est celle de notre fécondité créatrice. Jung disait : « Le grand esprit porte la marque du féminin. Il lui est demandé un sein qui conçoit et enfante, un sein capable de modeler un corps étranger en une forme familière». - Cité dans Marie-Louise von Franz, Jung, son mythe en notre temps, p. 166
Dans la vie quotidienne, avoir une connaissance de la réalité de l’anima peut encore nous apprendre à ne pas nous laisser prendre au mirage d’une rencontre, où l’image de la déesse ou du dieu est projetée sur un partenaire. Et que toute tentative involontaire pour parer quelqu’un de ses charmes et de sa puissance, de porter sur autrui l’amour absolu qui correspond à la figure divine, se solde par une déconvenue à la mesure de cet absolu.
Animus
Pour comprendre la réalité de l’animus chez la femme, il vaut la peine de relire le conte de Peau d’âne. Le désir incestueux de son père pousse la princesse à se fabriquer une identité féminine idéale et artificielle qui la tire hors d’elle-même. En revêtant cette peau d’animal la princesse se libère de la puissance du désir de son père, elle retrouve ainsi une dimension instinctuelle, elle habite son corps véritable.
Accueillir en soi la dimension de l’autre
Aurons-nous la sagesse d’accepter de laisser venir au jour ce qui est totalement autre en nous ? La pensée si nous sommes dans le sentiment, le sentiment si nous sommes dans la pensée ? Intuitions, amour, sensibilité, relation avec le corps, sens du plaisir chez les hommes, organisation, prise en main de la vie, rigueur intellectuelle chez la femme ?
Jung nous apprend que ce qui nous submerge, nos pensées négatives, nos sentiments violents ne sont pas notre nature, ou notre vérité intime. Qu’il est important de nous en distancer.
Que nous avons aussi le droit d’avoir des pensées « coupables » à la condition de ne pas passer à l’acte. Car quoi qu’il arrive, l’anima ou l’animus vivent en nous. Il vaut mieux les laisser vivre et s’exprimer, sinon un jour ou l’autre, ils viennent nous posséder ou nous submerger.
Marie Louise von Franz a beaucoup précisé la pensée de Jung, dans une œuvre très précieuse. Elle évoque les cas de possession : lorsque l’anima ou l’animus sont blessés, ils envahissent la personne en des colères dévastatrices :
« L’intégration de l’animus et de l’anima soulève les plus grands obstacles […] car nous sommes fondamentalement et largement possédés par ces contenus inconscients extrêmement puissants. Cela signifie que, lorsque nous sommes en proie à une violente émotion, nous sommes presque toujours persuadés que ce sont nos propres sentiments et nos opinions que nous défendons avec une conviction sacrée. Aborder de front une discussion avec un homme possédé par son anima est inefficace […]. Il en va de même pour une femme possédée par son animus : vouloir discuter avec elle de ses « opinions » revient à s’exposer à un tir de mitraillette».
Marie Louise von Franz, Ames et archétype, p 414

Pour elle,
« la femme a beaucoup de difficulté à surmonter les blessures affectives. Les sentiments blessés provoquent les attaques négatives de l’animus. Cette réaction submerge la personne qui se trouve envahie par un bouleversement émotif ou un état de possession. Si cela arrive, il est très utile de se demander « en quoi ai-je été déçue, ou blessée dans mes sentiments sans en avoir suffisamment pris conscience ? Si vous pouvez remonter à la source du mal, l’animus cessera de vous posséder car c’est là qu’il a fait son entrée…Or cette possession par l’animus exaspère les hommes et les met immédiatement hors d’eux-mêmes. […]. Ceux qui sont un peu averti savent que cette attitude est un appel à l’amour. Malheureusement l’effet produit est généralement l’inverse de celui souhaité»
- Marie-Louise von Franz, La femme dans les contes de fées, p 65
Que la relation avec le côté opposé vient trouver son aboutissement dans la spiritualisation. Dans le travail de l’âme, peu à peu s’impose une figure numineuse qui vient donner forme et destination à la déesse ou au dieu que nous avions projetés instinctivement au départ sur un partenaire. La vénération de la Vierge peut se comprendre dans cette perspective. Dans une culture protestante, il faut sans doute une petite révolution intérieure pour ouvrir sa vie spirituelle sur cet aspect qui fait partie de notre psyché profonde.
Dante, Pétrarque, Musset, et bien d’autres l’avaient bien senti.