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l’expérience numineuse

A l’époque de Jung, la prédication rationaliste et moralisante de l’église avaient détourné les fidèles de l’expérience religieuse. Elle réagissait contre une tradition théologique protestante ancrée dans une vision romantique du monde, qui plaçait l’expérience au centre de la foi. Dans son Discours sur la religion, le théologien Friedrich Schleiermacher (1768-1824) écrivait en 1799 :

« La religion a été le sein maternel dans l’obscurité sacrée duquel ma jeune vie a été nourrie et préparée au monde. [...] C’est elle qui m’a appris à me considérer comme sacré, avec mes vertus et mes défauts dans mon être indivisé. […] Quiconque dit quelque chose de la religion doit nécessairement le tenir de lui-même. De tout ce que je célèbre et sens comme étant son œuvre, il se trouve bien peu de choses dans les livres saints, et pour quiconque n’en a pas fait l’expérience, comment cela ne serait-il pas un objet de scandale et de folie ? ».

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Friedrich Schleiermacher, Discours sur la religion, p 127

On retrouve beaucoup de résonances jungiennes dans ce texte : le sein maternel comme lieu de gestation spirituelle, l’être indivisé acceptant son ombre, l’expérience individuelle qui relativise les Ecritures comme lieu de révélation. Ces références indiquent une grande proximité de Jung avec Schleiermacher. Proximité qu’il revendique d’ailleurs dans une lettre à Henry Corbin, où il écrit : « Schleiermacher est vraiment un de mes ancêtres spirituels. Il a même baptisé mon grand-père». (C.G. Jung, Réponse à Job, p 258)

Ce texte pose la question de notre relation à Dieu. Passe-t-elle par l’enseignement de l’église, ou par notre expérience intime ?

Pour Jung, « l’expérience individuelle, précisément dans sa pauvreté même, est la vie immédiate. Elle est le sang rouge et chaud qui bat dans nos veines » (C.G. Jung, Psychologie et religion, p.101). Tout le monde peut faire l’expérience de ce Dieu intérieur, même s’il n’est pas croyant, car son dynamisme est présent dans l’inconscient collectif. Pour celui ou celle qui est attentif à sa vie intérieure, à ses rêves, il y a cette possibilité d’entrer en contact avec cette force qui vit en nous, et qui donne du sens à notre vie. Dans l’expérience, la puissance de l’amour divin peut être perçue comme un « en dehors » qui vient vers nous, ou perçue comme une puissance qui monte en nous.

Saurons-nous descendre assez profondément en nous pour rencontrer cette expérience ?

Une grande figure du moyen-âge, Hildegarde von Bingen, témoigne :

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« depuis mon enfance, je vois constamment une lumière dans mon âme, mais non avec les yeux extérieurs ni avec les pensées de mon cœur. Les cinq sens extérieurs n’ont pas davantage part à cette vision [...]. Je ne puis reconnaître aucune forme à cette lumière et pourtant j’aperçois parfois en elle une autre lumière qui se nomme pour moi lumière vivante. Pendant que je jouis de la vue de cette lumière, toute tristesse et tout chagrin disparaissent de ma mémoire. »

C.G. Jung, Commentaire sur le mystère de la fleur d’or, p 44-45.

En écho, dans son Livre rouge, Jung écrit des textes hymniques qui traduisent l’émotion profonde qui l’envahit au moment où il fait la rencontre du divin.

Monte, toi le feu plein de grâce de l’ancienne nuit

Je baise le seuil de ton levant

Ma main étale pour toi des tapis et répand une profusion de fleurs rouges

Monte, mon ami, toi qui gisais malade, brise la coquille.

Nous t’avons préparé un repas

Des cadeaux consacrés sont amoncelés devant toi

Des danseuses t’attendent.

Nous t’avons construis une maison

Tes domestiques sont prêts à te servir.

Nous avons rassemblé pour toi des troupeaux dans de vertes prairies

Nous avons rempli ton gobelet de vin rouge.

Nous avons déposé des fruits odorants dans des coupes dorées.

Nous frappons à la porte de ta prison et tendons l’oreille, aux aguets.

Les heures grandissent, n’attends pas longtemps.

L’émotion palpable de ce texte témoigne de l’intensité de l’expérience. Rejetterons-nous celle-ci au prétexte qu’elle est « mystique » ? Alors qu’elle est simplement naturelle ? Si le moi reste solide face à la figure divine, si un équilibre juste s’établit entre Elle et nous, pourquoi devrions-nous dévaloriser ce réel qui nous dépasse, et qui vit en nous ?

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