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L’engagement

dans la société

La relation au Soi nous met face à un absolu qui relativise toute puissance terrestre. Lorsque nous intervenons dans la société, nous sommes placés devant la nécessité d’un choix : quelle puissance allons-nous servir ? Comme le fait remarquer Jung,

Les relations peuvent être véritables et authentiques lorsque la personne ne projette plus sur autrui ses attentes infantiles. Comme l’écrivait le prêtre et psychanalyste Eugen Drewermann :

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« les « puissances » et les « forces » sont toujours là, nous ne pouvons et nous n’avons pas besoin de les créer. Tout ce qui est en notre pouvoir, c’est de choisir le Seigneur que nous voulons servir, afin que notre service nous protège contre la domination des « Autres » que nous n’avons pas élus. « Dieu » n’est pas créé, mais élu».

Psychologie et religion, p 173

Cette élection nécessite lucidité et connaissance de soi, tant les puissances qui nous gouvernent sont actives et à la lisière de la conscience. Qu’est-ce qui nous conduit dans la vie quotidienne, et dans nos engagements personnels ?

Elle pose aussi la question : sur quels fondements sont fondées nos convictions ? Comme le relève John Dourley :

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« La dimension politique de la psychologie jungienne se révèle précisément d’une grande valeur car elle permet d’identifier le fondement archétypique des convictions, ce qui constitue le premier pas pour le transcender ou le transformer en un relativisme plus humain et plus salvateur. Mais […] en conséquence, la cure que propose Jung contre la possession politique demeure malheureusement hypothétique dans une culture occidentale peu ou prou persuadée que l’ennemi se trouve toujours au-dehors ou au-delà de la psyché ».

John Dourley, La maladie du Christianisme, p 135. John Dourley est prêtre et psychanalyste.

Ce texte relève bien les deux écueils de l’engagement dans la cité : croire à l’absolu sur la terre, et voir dans le parti opposé les éléments de notre ombre. Ces deux attitudes conduisent à l’affrontement direct avec autrui. Le fait de croire à la réalisation d’un Royaume terrestre replace l’individu en face de la tentation que le Christ a vaincue. Le réaliser serait construire sur la terre une sorte d’idole à laquelle on s’inféode ou on s’identifie. Ce serait être possédé par le Soi. D’un autre côté, projeter notre ombre sur ceux qui s’opposeraient à cette construction serait retomber dans la névrose et se couper du Soi. Si on reste conscient de la distance du moi et du Soi, dans une juste relation, on parviendra à être réellement en relation avec autrui, et à construire un accord durable, dans la négociation et la compréhension mutuelle. On aboutit, par des changements d’attitudes, à un travail en profondeur, à la création d’évènements de partage humain réels. Les images bibliques du levain placé dans la pâte, ou du sel de la terre, prennent alors tout leur sens.

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Voir Deidre Bair, Jung, p 727, le rôle d’agent secret que Jung aurait joué pendant la guerre. Cette recherche faite par une historienne de métier permet de démentir les calomnies qui ont circulé après la guerre sur son soutien au nazisme. Elles sont corroborées par les analyses que fait Jung du peuple allemand possédé par la puissance de Wotan. Voir l’essai qui figure dans Aspect du drame contemporain.

Sur le fond, Jung dresse un constat radical sur notre société occidentale et sur ses dérives collectives toxiques. On sent une protestation véhémente en lui. Mais il ne donne aucune marche à suivre pour la transformer. La seule voie qu’il préconise est la transformation intérieure de chaque personne. Il n’y a chez lui aucune prise de position politique. Ce n’est pas son sujet. Lorsqu’il a eu l’occasion de lutter contre le nazisme dans les années 40, il l’a fait de façon secrète. Seule la démarche individuelle d’approfondissement lui paraît possible et nécessaire. On se trouve devant une situation paradoxale : comment résoudre un problème général avec des expériences particulières ?

 

Nous sommes face à un problème pour lequel il n’existe plus de solution globale, et qui affecte l’ensemble de la société. Nous sommes dépourvus d’un cadre qui nous permettrait de trouver un équilibre intérieur, et une relation juste avec nous-mêmes et avec les autres. Les églises ont joué ce rôle pendant des siècles. Mais elles n’en ont plus la possibilité, car elles sont placées sur le côté du chemin par la société laïque, pour toutes les raisons que nous avons évoquées dans l’introduction. La seule solution que propose Jung, c’est une démarche individuelle de descente en soi-même, et de rencontre avec le Soi. Alors que faire ?

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« L’influence que l’on souhaiterait avoir sur tous les individus peut très bien se faire attendre des centaines d’années, car la modification mentale de l’humanité se produit, de façon presqu’insensible, au pas lent des millénaires, et elle ne se laisse ni accélérer ni retarder par des processus de réflexion rationnelle [...]. Tout ce qui est à notre portée, c’est de contribuer à l’évolution et à la métamorphose d’individus qui auront ou qui se créeront l’occasion d’avoir à leur tour et à leur échelon, une influence éclairante sur des êtres de la même famille d’esprit […]. Quiconque s’est ouvert ainsi une voie vers l’inconscient, exerce, même sans en avoir la moindre intention, un effet sur son entourage. »

Présent et avenir, p 102, 103

Lors d’un entretien avec Jung, le docteur Cahen lui a posé cette question. Jung est resté assez évasif, mais plus tard, dans son ouvrage Présent et avenir, il a posé quelques pierres, avec un certain optimisme : « il existe un facteur jusqu’à présent totalement méconnu, et qui vient, secourable, au devant de nos efforts : c’est l’esprit inconscient du temps, qui compense l’attitude du conscient et qui anticipe intuitivement sur les modifications à venir». C’est dire que nous avons en nous une part inconsciente collective qui réunit l’humanité, et qui travaille de façon souterraine. On peut le voir à l’œuvre, par exemple, dans les grandes évolutions collectives qui ont marqué le passage du XVIe au XVIIe siècle un peu partout dans le monde, avec la naissance d’une perception de l’individu. Pour Jung cette entité inconnue travaillerait à l’avancement de l’humanité. Il donne un exemple : « l’art a toujours été fécondé par le mythe, c'est-à-dire par le processus symbolique inconscient qui se perpétue à travers les éternités». Mais ce travail ne peut s’adresser au conscient : « tous les efforts directs pour arriver à bonne fin ne sont que mirages et faux-fuyants, qui se jouent dans l’arène publique». Ce qui fait que ce processus intérieur et mystérieux prend beaucoup de temps, comme il l’explique joliment :

Ce texte exprime à la fois un certain optimisme chez Jung et une conscience des limites de son travail : pour transformer la masse, il est nécessaire de passer par des individus éclairés qui peuvent avoir une influence sur leur milieu. Or, seules des personnalités assez fortes pourront exercer cette influence. D’où un certain élitisme chez lui : « Comme une addition de zéros n’a jamais donné l’unité, la valeur d’une communauté correspond à la moyenne intellectuelle et morale des individus qu’elle comprend dans son sein » (Ibid)..

Cette manière de parler un peu méprisante nous heurte. Mais elle a le mérite de poser la question de l’aptitude de chacun à affronter sa profondeur. Une aptitude éminemment variable, dépendant de son milieu, de sa culture, des prémisses de sa religion. D’abord, on ne peut rien apporter à l’individu s’il ne ressent pas la nécessité de vivre le processus. Ce n’est que lorsqu’il est dans la détresse, que les certitudes s’effondrent, que l’angoisse monte, qu’il va éprouver la nécessité de pénétrer comme Dante dans la forêt obscure, accompagné, s’il a de la chance, d’un Virgile. Cette inégalité devant le chemin des profondeurs fait penser à la doctrine de la prédestination du fond protestant de Jung. Seuls certains élus pourront avancer sur le chemin escarpé de l’individuation. Peu de ses patients ont atteint une expérience aussi profonde que celle de Jung. Chacun a fait le chemin qu’il devait accomplir, jusqu’au point que ses capacités intérieures pouvait atteindre. Nous sommes inégaux dans la relation avec l’inconscient, et dans le travail analytique. Certains ont simplement compris le mécanisme de leur névrose, et vivent mieux. Ils sont restés dans le cadre d’un inconscient personnel. D’autres ont dû s’affronter à des puissances beaucoup plus impressionnantes, et entrer dans le fond collectif. D’autres enfin ont pu s’acheminer jusqu’à la rencontre du Soi dans l’émerveillement et dans la remise en question totale qu’elle implique.

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